En me couchant, je savais que je verrais mère Dorofeia. Et effectivement, dès que j’ai fermé les paupières, elle s’est assise à mon chevet et, me regardant droit dans les yeux, comme elle savait uniquement le faire, de son regard marron foncé, étrange et énigmatique, elle m’a demandé :
- C’est parce que tu veux vivre deux vies que tu me dévisages ainsi ? Tu veux puiser ta force en moi ?
J’ai eu l’impression de m’asseoir dans mon lit, et j’ai alors aperçu à la place de notre minuscule chambre une grande pièce claire, inondée de soleil, par les fenêtres grandes ouvertes desquelles provenait le son des cloches pascales ; la table croulait sous les Koulitchs, les Paskhas, un énorme jambon d’York, une oie fumée, un porcelet en gelée, et toutes sortes de mets…
Mère Dorofeia me regardait dans les yeux en souriant. Jamais elle ne riait. Et elle souriait sans ouvrir la bouche.
Ce que préfèrent les diables, c’est s’introduire dans une bouche ouverte dans un rire ! disait-elle.
Mère Dorofeia est un des êtres les plus étranges que j’aie jamais rencontré dans ma vie. Sa personnalité m’a profondément marquée, sans doute en raison de son caractère vraiment exceptionnel.

Personne ne savait quand elle était apparue ni d’où elle venait. Ma grand-mère se souvenait d’elle depuis sa plus tendre enfance et affirmait qu’elle n’avait jamais changé. Elle surgissait toujours inopinément et disparaissait de la même façon. Tout le monde la prenait pour une religieuse, parce qu’elle était toujours en noir et qu’elle portait une cornette sur la tête. Sur sa poitrine pendait une croix en argent. Mère Dorofeia était de très petite taille, complètement déséchée, elle avait le teint basané, une main sèche et fine, mais si élégante qu’on l’aurait crue sortie tout droit d’une icône ancienne. Le plus étonnant de son visage étaient ses yeux. Peu de gens étaient capables de soutenir son regard. Elle vous dévisageait avec insistance, sans sourire, exactement comme si elle lisait dans le cœur de celui qu’elle fixait. Ses yeux étaient en amande et les longs cils inférieurs qui les ombraient ainsi que les sourcils très noirs lui donnaient une impression étrange presque mystique. Quant à ses cheveux, personne ne les avait jamais vus, puisqu’ils étaient toujours cachés sous la cornette.
Mère Dorofeia parlait peu, mais tous ses interlocuteurs essayaient de se souvenir de ce qu’elle avait dit, convaincus qu’ils étaient que ses paroles avaient un caractère prophétique. Toutes ses prédictions se réalisaient.
Le plus surprenant pour moi était que chaque visite de mère Dorofeia était perçue comme le signe prémonitoire d’un malheur imminent et inévitable. Au fil des années, ce présage s’était trouvé si immanquablement confirmé dans la pratique que, dès que la porte s’ouvrait lentement pour laisser apparaître d’abord la tête sombre, puis la petite silhouette armée de son grand bâton marron, tout le monde était aussitôt convaincu qu’un malheur allait frapper la famille dans les jours qui suivraient. Un malheur insurmontable. Mais mère Dorofreia prierait pour toute la famille et tout se terminerait bien. Elle était considérée comme l’ange gardien de la famille, venu pour la protéger d’un malheur immédiat.
Mère Dorofreia déposait son bâton dans un coin et commençait par bénir toute la pièce avec sa croix. Elle procédait systématiquement : d’abord les fenêtres, ensuite les portes. Puis les trous de serrure. Par ce geste elle chassait « l’esprit impur », c’est-à-dire le diable. Puis elle allait jusqu’au petit buffet où était serrée la vaisselle qui lui était réservée. Le plus curieux, c’est que, dans toutes les maisons où elle se rendait, il y avait un buffet dans lequel on tenait à sa disposition une simple tasse et une cuiller en bois. Jamais elle ne servait de la vaisselle commune. Car elle estimait qu’elle était impure. Après béni tasse et cuiller, elle saluait tout le monde.
Sa façon de saluer était étrange, elle aussi. On l’embrassait sur l’épaule et elle bénissait chacun de ses hôtes. Cela dans le plus profond silence. Puis elle se rendait « sous l’image sainte » dans le coin où étaient accrochées les icônes, s’asseyait, ouvrait un petit livre à la reliure en peau de porc et se plongeait dans la lecture.
A partir de cet instant, tout le monde reprenait ses occupations familières, mangeait, dormait, travaillait, mais l’idée que mère Dorofeia était dans la maison et qu’il faudrait absolument écouter ce qu’elle avait à vous dire ne quittait personne.
Mère Dorofeia ne prenait qu’un seul repas par vingt-quatre heures. Et toujours le même : une pomme de terre accompagnée de beurre maigre et de radis blanc râpé. Ensuite, elle passait des heures à prier. Le soir, tout le monde se rassemblait autour d’elle, et elle parlait de ses voyages. Elle menait une vie de pèlerin, allant de lieu saint en lieu saint, s’était rendue trois fois devant le Saint-Sépulcre, avait rendu visite aux moines de Solovski, à Séraphin de Sarov, à Siméon le Juste et à la Laure de Kiev…Il semble qu’il n’y ait pas un seul saint, un seul monastère dans toute la sainte Russie qu’elle n’ait pas visité. Ses récits étaient toujours singuliers. Elle parlait la langue simple du peuple, à laquelle elle mêlait des mots de slavon, qui tous étaient pénétrés d’une foi profonde et avaient un sens élevé et mystérieux. Il était impossible de les oublier, ils se gravaient en vous comme une marque au fer rouge.
Toute la maison écoutait ses récits. La domesticité se tenait sur le seuil, la cuisinière pleurait amèrement en enfonçant son poing dans la joue. Le cocher se mouchait dans sa main. Grand-mère se signait souvent et Grand-Père fronçait fortement ses sourcils noirs, tandis que ses yeux avaient un regard presque aussi étrange que ceux de mère Dorofeia.
Avant de s’asseoir à table pour le dîner, mère Dorofeia s’inclinait profondément devant l’assemblée et disait :
- Pardonnez-moi, frères et sœurs, si je vous ai offensés aujourd’hui.
Puis elle ajoutait aussitôt :
- Pardonnez-vous mutuellement vos offenses, parce que jamais personne ne sait combien de temps il lui reste à vivre, et que mourir sans avoir obtenu le pardon est ce qu’il y a de pire au monde. Il faut se coucher l’âme en paix, car on ne sait jamais quand le Seigneur vous rappellera à lui.
Et de fait, les jours où mère Dorofeia était chez Grand-Père, toutes les voix se calmaient soudain. Les cuisinières ne se disputaient plus à la cuisine, les cochers retenaient leurs jurons, Grand-Mère arborait un air majestueux et solennel. Grand-Père restait étrangement silencieux et ne se lançait pas dans de grandes discussions avec ses hommes de confiance. Tous semblaient occupés à purifier leur âme.
Après le dîner, nous ne pouvions nous empêcher, nous les enfants, de nous faufiler jusqu’au réduit où dormait mère Dorofeia.
Mère Dorofeia refusait obstinément de dormir dans une des chambres. Hiver comme été, elle dormait dans un petit réduit qui portait le nom de « réduit de mère Dorofeia », et qui était contigu à la petite salle à manger. Le réduit était particulièrement sombre et n’avait pas de fenêtre. Elle ne s’autorisait pas à se faire un vrai lit et dormait sur la paille.
- Le Christ est né sur la paille. Pourquoi, moi qui suis une pécheresse, je ne dormirai pas sur la paille ? aimait-elle à répéter.
Mais, pour nous, les enfants, le plus terrible était que mère Dorofeia se flagellait tous les soirs « au nom du Seigneur ».
- Pour mon Seigneur, je dois souffrir tous les jours, disait-elle.
Dès que nous entendions ces coups, nous courions vers le réduit. D’abord, nous entendions un très long murmure de prière, puis le bruissement d’un vêtement, ensuite le coup, suivi d’un faible gémissement. Elle se battait probablement avec une chaîne, car nous entendions un cliquetis. Nous restions devant la porte, ébranlés et blêmes. Puis, n’en pouvant plus, nous nous réfugions dans notre chambre.
- Ah, comme c’est difficile d’être une sainte ! s’exclamait sans cesse Natacha. Ne rien manger ! Dormir sur la paille ! Ne pas avoir de maison à soi ! Se mortifier …Mais Mère Dorofeia m’a dit que, si je me contentais de bien me conduire, tandis qu’elle prierait pour moi, j’irais au paradis ! C’est déjà mieux comme cela ! Je vais simplement faire attention à bien me conduire ! Pourquoi se torturer, s’il est aussi possible d’entrer au paradis de cette manière ?
Chaque visite de mère Dorofeia était un évènement pour moi. Je ne m’éloignais jamais d’elle. Pendant qu’elle était assise à lire, je ne la quittais pas des yeux. J’étais frappée de la voir se promener, été comme hiver, vêtue de la même robe sombre et d’un châle noir. J’étais aussi frappée que toute sa vie fût un exploit, un exploit qu’elle poursuivait uniquement parce qu’elle se l’était imposé. Combien de fois Grand-Père et Grand-Mère lui avaient-ils proposé de rester chez eux ? Elle aurait pu vivre sans rien faire, prier et lire son livre aussi longtemps qu’elle l’aurait souhaité, mais, au bout de trois jours, elle disparaissait pur six mois, un an, quelquefois deux.
Un jour, je me suis permis de lui demander d’où lui venait de supporter si souvent la faim, le froid, les intempéries. Elle m’a souri, et m’a dit :
- Celui qui croit en Dieu peut tout supporter. Rien ne le brise.
J’avais déjà entendu ces mots plus d’une fois. Mais, prononcés par elle, ils prenaient, comme tous ceux qu’elle disait, un autre sens. Peut-être parce que chez elle les mots n’étaient jamais de simples mots. Ses mots étaient toujours des actes. Ce qu’elle disait, elle le mettait en pratique.
Et voilà que, la nuit dernière, je l’ai vue en songe ; elle était assise près de moi, me regardait de ses étranges yeux noisette et disait :
- Il y aura dans ta vie des moments heureux et d’autres qui seront difficiles. Tu vis à l’ heure actuelle une période difficile, mais ensuite viendront des temps meilleurs.
Puis Grand-Mère est apparue et a commencé à se plaindre à mère Dorofeia que Glacha, la bonne, lui avait volé un médaillon. Que fallait-il faire d’elle ? La chasser ? Mais elle était orpheline. Pourtant ce n’était pas possible de garder une voleuse chez soi !
- Nous n’avons jamais eu de voleurs chez nous ! Mais qu’est-ce qui lui a pris !Elle est avec nous depuis sa plus tendre enfance. Nous l’avons accueillie et comblée de bienfaits.
- Il faut lui pardonner. En bref (comme disait toujours mère Dorofeia), si tu lui pardonnes, tu sauves son âme. N’est pas saint celui qui n’a jamais péché, mais celui qui, après avoir failli, a su se racheter. Si tu chasses Glacha, elle perdra son âme à cause de toi. Elle tombera de plus en plus bas. Si tu lui pardonnes, elle verra que tu as confiance en elle et son âme sera purifiée par la confiance que tu lui auras gardée. Laisse-la tranquille. Tu verras toi- même qu’elle se rachètera.
Mère Dorofeia tutoie tout le monde.
On la tutoie aussi. C’est elle qui l’a demandé.
- Le « vous » ne fait que dresser un mur entre deux êtres humains. Les hommes ont élevé des barrières entre eux, ils se sont protégés les uns des autres par des clôtures, et ils ont peur d’ouvrir leur cœur à autrui. Dis-moi « tu » et ne me cache pas ton cœur. Je me rendrai devant le Saint Sépulcre, j’emporterai tes pensées avec moi et je prierai pour toi. Maintenant, regarde-moi plus franchement pour que tes yeux s’impriment dans les miens, je rassemble les regards des hommes pour les déposer devant le Saint-Sépulcre et prier pour eux.
Cette idée que l’on puisse rassembler les regards humains et les porter avec soi devant le Saint Sépulcre m’a terriblement frappée.
Il n’y a pourtant là rien d’étonnant ! a-t-elle poursuivi. Regarde-moi bien, non comme tu le fais quand tu bavardes avec quelqu’un, mais véritablement, franchement. Je vois à travers ton âme. Je vois toutes tes peines. Parce ce que celui qui sait regarder voit au fond de chaque être. Je prends toutes ces peines et je les dépose dans mon cœur. Puis je regarde quelqu’un d’autre. Je prends également ses soucis. Comme la petite abeille récolte le pollen. La petite abeille récolte le pollen et moi, le chagrin des hommes. Je parcours la terre russe et je recueille le chagrin. Et quand je n’en peux plus, que mon âme s’appesantit sous le poids de la souffrance humaine, je me rends à Jérusalem ou chez un saint, je tombe à genoux et je dépose tout le chagrin que j’ai recueilli en chemin. Et je prie pour tous. Les gens sont tous très occupés, ils n’ont pas le temps de prier pour eux-mêmes, alors je le fais pour eux. Et lorsque que je vois que le Seigneur leur a pardonné, je repars collecter de nouveaux chagrins.
Et le Seigneur pardonne à tous ? lui ai-je demandé.
- Tout à fait récemment, j’ai été confrontée au cas suivant : je me trouvais dans la région et je suis passée chez votre oncle, le mari de Lisavéta Pétrovna. Il était toujours en colère. Il me détestait. Dès qu’il m’a vue , il a frappé le sol avec sa canne. « Chassez cette vieille mendiante ! » a-t-il dit. « Chassez-là ! » criait-il. Je me suis plantée devant lui et je lui ai dit : « Iakov Ivanitch , il te reste à tout prendre encore six mois à vivre, regarde-moi, j’emporterai ton regard et je prierai pour toi ! »Il s’est fâché encore plus fort. J’ai tout de même recueilli son regard et je suis partie. Six mois plus tard, je suis arrivée devant le Saint Sépulcre et j’ai prié pour lui. Je sentais que son cœur était sombre. C’est un sentiment si particulier lorsque le Seigneur n’accepte pas une prière. J’ai prié : pour tous, ma prière a été entendue, pour lui, non. Alors, j’ai pensé qu’il était mort, et qu’au moment de sa mort il avait encore péché. J’ai eu très peur pour lui. Et de fait, j’ai appris en rentrant qu’il était mort et qu’il avait légué à ses cousins la maison et l’argent reçus de sa femme, ne laissant à celle-ci qu’un seul rouble en argent. Même dans la tombe, il s’était encore moqué d’elle. Et depuis, tous les ans, je vais avec son regard chez les saints, mais je n’ai toujours pas obtenu de pardon pour lui. C’est la pire des choses d’être un mauvais homme. Un homme mauvais est le plus malheureux des êtres humains. Il y a tant d’obscurité dans son âme. Sa méchanceté est sa plus grande punition. Je veux obtenir pour lui le pardon du Seigneur. En dehors de moi, qui donc parmi les vivants prierait pour lui ? Dans la vie, c’était un méchant homme. Son regard vit dans mon cœur et me cause tant d’inquiétude. Je voudrais en avoir fini de prier pour lui.
Cette « collecte des regards humains dans lesquels est gravée l’âme de chacun » produisait toujours sur moi un tel effet que j’ai commencé à regarder les autres autrement que je le faisais auparavant. Je voulais saisir leurs regards, tout comme mère Dorofeia.
- Ma chère enfant, m’a dit mère Dorofeia, sois plus prudente avec les âmes humaines ! C’est une tâche difficile. Seul celui qui a une âme trempée dans l’acier peut prendre en charge une âme étrangère. Ce n’est pas facile de recueillir le chagrin d’autrui. En ayant pitié des autres, ne te brise pas toi-même ! Porter le chagrin d’autrui dans son propre cœur est plus lourd que porter le sien. Il se dépose comme un fardeau en toi, tu veux aider tout le monde. Et ce n’est pas facile. Parce que les gens acceptent rarement qu’on les aide. La plus grande aide consiste à éveiller en eux le désir de s’aider eux-mêmes. Je crois qu’il suffit que l’homme le veuille pour qu’il soit capable de s’aider lui-même.
A cet instant, j’ai entendu soudain les coups du laitier à la porte. On m’apportait le lait. Il était donc quatre heures du matin. L’ombre de mère Dorofeia s’est profilée encore une fois devant moi :
- Le mieux c’est encore de s’aider soi-même. Il suffit de le vouloir pour y arriver !
Je me suis réveillée. Dans le couloir, l’apprenti boulanger, qui quittait toujours la maison à quatre heures et quart, passait avec sa bougie.
Le rêve était fini, la réalité surgissait à nouveau. Je devais me lever, mais je savais que, la nuit suivante, je verrais en songe mère Dorofeia sauver mon oncle d’un mariage malheureux avec la belle mais cruelle Ksénia Nikolaievna. » (…)