LAN CROIX
Rechercher Dieu et ne rien préférer à l’amour du Christ… Aujourd’hui encore, de nombreux monastères bénédictins fondent leur vie de prière sur l’esprit de Cluny qui fête, cette année, le 1 100e anniversaire de sa fondation
Sous le soleil radieux d’un dimanche quasi estival, Dom Nokter Wolf avance sur la pelouse de l’abbaye de Cluny, quelques minutes après avoir quitté l’église où vient de résonner le dernier chant grégorien de l’office. Une étonnante concentration de moines en habit s’est installée dans l’herbe, pour un pique-nique fraternel et peu conventionnel. L’abbé, primat de l’ordre bénédictin, a fait spécialement le voyage depuis l’Allemagne en ce 13 juin pour fêter les 1 100 ans de l’ordre de Cluny avec de très nombreux pères abbés venus de monastères de toute la France.
Ses traits malicieux et son humour pince-sans-rire traduisent une belle sérénité qui se teinte toutefois de tristesse lorsqu’il en vient à évoquer l’héritage de Cluny. Autour de lui, les bâtiments du XVIIIe siècle ne disent rien de la puissance de l’ordre et de son rayonnement dans les siècles passés.
« J’ai une douleur dans le cœur, confie-t-il dans un français quasi parfait, parce qu’il n’y a plus de présence bénédictine ici. Mais je sais que les ruines parlent. Elles nous disent de continuer ce qui a été fait, même si nous œuvrons dans le silence. Oui, il nous faut continuer de louer Dieu, partout. En rappelant à nos concitoyens qu’il est d’autres valeurs que l’argent. La reconnaissance sociale et le succès ne sont pas des catégories de Dieu. »
La recherche permanente du Christ
Dom Nokter Wolf précise : « L’esprit de Cluny perdure dans le monachisme français. » À Solesmes (Sarthe), bien sûr, dont le monastère est l’héritier direct de Cluny depuis mille ans, en « continuant expressément dans cette voie de contemplation et de louange ». Mais aussi dans les autres monastères dont la vie quotidienne est davantage marquée par le travail manuel ou l’exploitation des ressources agricoles.
Car le cœur de la vie clunisienne, c’est la recherche et l’écoute permanente du Christ, comme l’a bien montré Dom Thierry Barbeau, moine à Solesmes, dans une conférence donnée sur ce thème le 13 juin. Vivre selon l’esprit de Cluny, c’est donc respecter la Règle bénédictine, dans la pureté absolue, telle qu’elle avait été redéfinie par saint Benoît d’Aniane au début du VIIIe siècle.
« Saint Benoît avait prescrit à ses disciples de ne rien préférer à l’œuvre de Dieu (Nihil operi Dei praeponatur, RB 43). Il avait voulu faire de l’office divin l’unique activité des moines bénédictins, explique Dom Thierry Barbeau. Sur ce plan également, Cluny allait reprendre à son compte le programme du monachisme carolingien. L’abbaye bourguignonne devait même l’amplifier avec une magnificence jamais atteinte, au point de faire de la place prépondérante de la liturgie dans la vie des moines la grande caractéristique du monachisme clunisien, bien que celui-ci soit loin d’en avoir eu l’exclusivité. »
Père abbé de Notre-Dame de Triors, dans la Drôme (congrégation de Solesmes), fondée en 1984, Dom Hervé Courau parle avec flamme de ce charisme liturgique solennel qui manifeste la transcendance de Dieu dans un monde qui a l’oreille sourde. « Lorsque je suis venu à Cluny pour la première fois, il y a quinze ans, l’atmosphère m’avait semblé triste. Ce matin, à la messe, j’ai perçu comme un sourire céleste dans l’expression que nous ont léguée nos ancêtres. L’intuition monastique a quelque chose d’inaltérable. C’est un encouragement à suivre Dieu adressé à tous. »
Une vie monastique ancrée dans la société moderne
Il en veut pour preuve l’environnement de son monastère, situé aussi près de Romans-sur-Isère et de sa collégiale, édifiée par saint Barnard en 838, que du Foyer de charité de Galaure, fondé par Marthe Robin en 1934. « J’aime cette coexistence de mystique ancienne et contemporaine », dit-il. Il y voit le symbole que la vie monastique a toute sa place dans une société moderne. « Dans un paysage ecclésial qui s’est profondément modifié depuis quarante ans, elle a mieux réagi que d’autres institutions. Peut-être parce que toutes les communautés sont restées fidèles à la contemplation, même si elles ont fait des choix différents. »
Père abbé de Sainte-Marie- Madeleine du Barroux, dans le Vaucluse, abbaye restée fidèle à la messe de rite ancien, Dom Louis-Marie, 43 ans, partage ce sentiment. L’attitude des bénédictins il y a dix siècles indique une voie à suivre pour aujourd’hui. « Ils n’ont pas cherché à protéger une culture, mais sont revenus à l’essentiel : la recherche de Dieu. En mettant ce principe en avant, ils ont donné à Cluny un rayonnement extérieur extraordinaire et contribué à l’unité spirituelle de toute l’Europe. Ils nous rappellent encore que nous ne sommes pas faits pour la médiocrité, mais pour le Ciel et la vie trinitaire. Comment les gens peuvent-ils savoir qu’il existe un autre monde si nous ne le leur montrons pas par une vie de prière ? »
Une vie gouvernée par un principe essentiel de la Règle de saint Benoît : l’attention au Christ, comme le soulignait encore Dom Thierry Barbeau. « La recherche de Dieu, le quaerere Deum, si caractéristique de la vocation du moine bénédictin et qui oriente toute son existence, trouve en effet son expression la plus forte dans l’amour préférentiel pour le Christ, que saint Benoît exprime par deux fois dans la Règle en faisant sienne une sentence empruntée à saint Cyprien : “Ne rien préférer à l’amour du Christ” (Nihil amori Christi praeponere, RB 4, 21) ; “N’avoir rien de plus cher que le Christ” (Nihil sibi a Christo carius aliquid). »
Une philosophie de vie ouverte à tous les disciples de Dieu
Une priorité qui est au cœur de la vie chrétienne, comme le soulignait Benoît XVI dans son discours sur le monachisme occidental prononcé au Collège des Bernardins à Paris le 12 septembre 2008 devant les représentants du monde culturel et intellectuel. « Le nihil amori Christi praeponere, qui est au cœur de l’expérience de Dieu proposée par la Règle bénédictine, est aussi une véritable urgence pastorale aux yeux de Benoît XVI, insistait Dom Thierry Barbeau.
Pour lui, la redécouverte du sens d’une relation vraie avec le Christ dans l’intimité de son amitié est une priorité de son pontificat, prolongeant l’enseignement de Jean-Paul II, qui invitait à repartir du Christ, dans la lettre apostolique Novo millennio ineunte du 6 janvier 2001. » Avant de conclure : « L’invitation de saint Benoît à ne rien préférer à l’amour du Christ ne s’adresse pas seulement aux moines mais à tous les disciples du Christ, dont la vie plus que jamais doit se caractériser précisément par une forte adhésion au Seigneur. C’est en cela que réside l’actualité permanente de la Règle de saint Benoît. »