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4 juillet 2011 1 04 /07 /juillet /2011 04:41

Chapitre 3e

La recherche de Dieu.

Pour parler de Dieu, c’est d’abord la relation de l’homme à Dieu qu’Augustin s’efforce de décrypter. L’homme, créé à l’image de Dieu, lorsqu’il est envisagé dans sa relation au Créateur, et non pas lorsqu’il se dissout dans "les régions de la dissemblance", n’est-il pas l’occasion de notre connaissance de Dieu ? C’est bien en nous que se trouve Dieu, même si nous-mêmes sommes éloignés de nous :

"Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors et c'est là que je te cherchais…"
Conf. X, xxvii, 38

(passage maintes fois cité)

Les Confessions qui nous révèlent l’intérêt d’Augustin pour la philosophie sont aussi prétexte à philosophie. A travers trois aspects fondamentaux que sont le désir, la liberté et le bonheur ou volupté, nous essayerons de faire le point sur cette philosophie d’Augustin.

Le désir

Au départ de cette recherche de Dieu, comme à l’arrivée, il y a le désir, terme à utiliser au sens fort : ce que fait Augustin. En latin, il parle de desiderium, et ce terme ne doit absolument pas être confondu avec ceux qu’il utilise pour parler de la concupiscence (concupiscentia, cupiditas ou libido(1)). On pourrait dire pour essayer de préciser le débat que si la concupiscentia est négative, comme lalibido"", le desiderium, comme l’amour, est positif, surtout parce que, de fait, si dans le premier cas c’est lui-même que l’homme cherche, dans le second, l’homme, sans toujours le savoir, est orienté vers Dieu. Le désir n’est pas négatif, il est l’élan qui pousse l’homme vers Dieu : l’homme qui pèche cherche encore Dieu, de fait manifeste qu’il cherche Dieu dans son péché, car il cherche le bonheur :

"L'homme, avant de croire au Christ n'est pas en route, il erre. Il cherche sa patrie mais il ne la connaît pas. Que veut dire : il cherche sa patrie ? Il recherche le repos, il cherche le bonheur. Demande à un homme s'il veut être heureux, il te répondra affirmativement sans hésiter. Le bonheur est le but de toutes nos existences.
Mais où est la route, où trouver le bonheur, voilà ce que les hommes ignorent. Ils errent. Errer est déjà une recherche. Mais le Christ nous a remis sur la bonne route : en devenant ses fidèles par la foi, nous ne sommes pas encore parvenus à la patrie, mais nous marchons déjà sur la route qui y mène. L'amour de Dieu, l'amour du prochain sont comme les pas que nous faisons sur cette route." (Sermon Mai, 12, extraits, d'après Hamman : Saint Augustin prie les Psaumes).

L’homme qui met son bonheur dans les créatures et certes encore loin de Dieu (car il oublie que c’est Dieu, lui-même, le créateur, qui veut se donner à lui), mais il est au début du chemin vers Dieu. Dans la concupiscence (Augustin n’hésite pas à parler de "la rôtissoire(2) des honteuses amours", III, i, 1), c’est simplement "l’amour de l’amour" - et non même pas l’amour d’une femme ou d’un bien de la création – qui détourne Augustin du vrai Dieu :

"Je n’aimais pas encore et j’aimais à aimer ;
et par une indigence plus profonde
je me haïssais d’être moins indigent.
Je cherchais sur quoi porter mon amour,
Dans mon amour de l’amour ;
Et je haïssais la sécurité
Et le chemin sans souricières." (ibid).

De fait, c’est à travers l’attrait des créatures, la beauté de la création, que l’homme, souvent, va découvrir que c’est Dieu qui l’attire, que c’est Dieu qui est désirable.

D’une certaine façon, on peut considérer que le désir est le fondement de tout. Pour Augustin, le désir, loin d’être mauvais, est essentiel en l’homme : il est la trace la plus évidente de Dieu en l’homme, ce qui nous pousse toujours à aller de l’avant, à chercher Dieu. Augustin montre très bien que c’est parce que son désir était insatisfait qu’il a cherché Dieu, et que l’ayant cherché, il l’a trouvé… (de fait que Dieu l’a trouvé).

Augustin dépeint clairement le temps de Carthage (livre III) comme en attente d’un véritable désir. Il parle des prémices comme d’une faim, "dans son intime" :

"Oui, il y avait une faim en moi, dans mon intime
privé de l’aliment intérieur, de toi-même, ô mon Dieu,
et cette faim n’excitait pas mon appétit
mais je n’avais aucun désir
des nourritures incorruptibles ;
ce n’était pas que j’en fusse gorgé
mais plus j’étais à jeun, plus j’étais écoeuré." (III, i, 1).

[C’est nous qui soulignons]

Augustin peut regretter ici l’absence de désir, qui l’empêche d’avancer. De fait, il est écoeuré et vide de désir. Ce qu’Augustin éprouve, c’est le vide, l’absence de tout désir ; ce n’est pas non plus la satiété – qui n’est peut-être pas incompatible avec le désir, nous le verrons – c’est le dégoût, le vide que laisse la concupiscence. Alors que le désir croît avec la possession, la concupiscence s’émousse (se perd dans le multiple). En revanche, c’est en ayant éprouvé la jouissance de Dieu qu’on peut toujours le désirer davantage. C’est une idée très forte chez de très nombreux Pères, et elle mérite déjà d’être soulignée ici car elle va souvent à l’encontre des idées reçues. Pensons à Grégoire de Nysse :

"Lui seul [le Verbe] en vérité est délicieux, désirable et aimable. Et la jouissance que nous avons de lui est toujours le point de départ d'un plus grand désir, car elle fait croître le désir par la participation même de biens." (Hom. sur Cant. des Cant., Hom. 1).

"Le Verbe nous enseigne[...] que celui qui désire voir Dieu voit Celui qu'il désire dans le fait même de marcher toujours à sa suite et que la contemplation de la face de Dieu, c'est la marche sans repos à sa suite, que l'on accomplit en suivant le Verbe par derrière." (Ibid., Hom. XII).

Certes, Augustin n’est pas Grégoire de Nysse, et Augustin dit à de nombreuses reprises qu’il aspire au "repos" en Dieu, et non pas à marcher à sa suite sans l’atteindre ! Mais ce qu’il y a de commun aux deux, Grégoire de Nysse et Augustin, et comme je le disais à de très nombreux Pères et mystiques, c’est que le désir de Dieu se renforce constamment de possessions toujours partielles : c’est en cherchant Dieu, en commençant à le trouver, que notre amour croît, s’enflamme et nous fait désirer davantage encore.

Dans cette période de Carthage, comme le dit Augustin, profondément insatisfait, écoeuré, il finit par "se ruer dans l’amour" - pour n’y trouver que jouissances éphémères, et qui s’enchaînent (alors que le vrai désir peut être libérateur, occasion d’un chemin…) ; il finit par être "meurtri des verges de fer brûlantes de la jalousie, des soupçons et des craintes, des colères et des querelles." (III, i, 1).

Sortant de la concupiscence, l’homme peut déjà trouver le désir, qui est – pourrait-on le dire – une première étape vers Dieu. Augustin analyse très finement au livre X comment le désir des créatures (mauvais désir, ou du moins désir insuffisant) peut écarter encore l’homme de Dieu :

"Car il t’aime moins celui qui aime avec toi
quelque chose qu’il n’aime pas à cause de toi. » (X, xxix, 40)

Mais Dieu est présent déjà : Augustin évoque "celui qui aime avec toi", même si l’amour supérieur est d’aimer "à cause de Dieu", d’aimer "en Dieu".

Ainsi la concupiscence (pour réserver le terme de désir à cette autre force qui met en mouvement et dirige inéluctablement, quand il est vrai, l’homme vers Dieu), qui retenait Augustin à Carthage, peut être le premier pas vers un plus vrai désir – ceci grâce à cette immensité de l'amour de Dieu qui vient nous chercher jusque dans notre péché. Augustin met ce fait essentiel à jour en lui, et nous invite à le comprendre en nous : ce désir, dont est toujours capable l’homme, est précisément et fondamentalement la marque de Dieu déposée dans le secret de notre être pour nous inviter toujours à chercher Dieu, à retrouver un jour ce pour quoi – ou pour qui ?- nous sommes faits : retrouver ce que de fait nous sommes et dont le péché nous a éloigné : celui qui peut regarder Dieu face à face pour lui devenir semblable (homme fait à l’image de Dieu), pour devenir Dieu !

Au livre X – central à tous les niveaux – Augustin montre quelles sont les "créature" que l’on recherche en lieu et place du Créateur, qui font que l’homme se dissout dans "le multiple".

Augustin distingue bien trois types de concupiscences, avec les "tentations" qu’elles comportent.

La concupiscence de la chair

En lien avec le péché originel(3). Augustin se désole de ces "images" qu’il arrive à écarter dans l’état de veille, mais qui le rejoignent en son sommeil (rappelons qu’il est alors évêque d’Hippone) : X, xxx, 41-42 :

"L’illusion de l’image a tant de force dans mon âme sur ma chair, que ces visions irréelles obtiennent de moi pendant le sommeil ce que la vision des réalités ne peut obtenir quand je suis éveillé. […] Où est alors la raison qui permet de résister à de telles suggestions quand on est éveillé, et, si les réalités elles-mêmes se présentent, de rester inébranlable ? […] 
Est-ce que ta main n’a pas la puissance, ô Dieu tout-puissant, de guérir toutes les langueurs de mon âme, et par un surcroît de ta grâce, d’éteindre jusqu’aux mouvements lascifs de mon sommeil ?

Augustin appelle Dieu pour que ses dons augmentent et que son âme le suive "dégagée de la glu de la concupiscence."

Extraordinaire cet évêque qui avoue être encore sensible aux sollicitations sexuelles dans son sommeil et qui supplie Dieu de le délivrer du plaisir qui est généré en lui !

"J’espère que tu achèveras en moi l’œuvre de tes miséricordes jusqu’à la plénitude de la paix, celle que posséderont, quand je serai avec toi, mon être intérieur et mon être extérieur, à l’heure ou la mort aura été engloutie dans la victoire." (X, xxx, 42)

Après la tentation de la sexualité, Augustin va traiter des tentations du goût, avec beaucoup de finesse). S’il est nécessaire de s’alimenter pour vivre, Augustin souligne que cette nécessité lui est douce, qu’il essaye de s’en défaire par le jeûne : prendre les aliments comme des remèdes, de fait pour se délivrer des souffrances engendrées par le jeûne. Pourtant, le passage des aliments est volupté, et il ne veut plus que la volupté en Dieu : ne pas s’égarer dans le multiple des convoitises. Augustin se dit d’ailleurs sollicité par la gourmandise mais pas par l’ivrognerie ! La difficulté cependant est grande car il ne peut se passer de manger – et s’alimenter réveille le plaisir – alors qu’il a pu décider de se passer de l’union charnelle. La tentation de la gourmandise est donc là chaque jour !

Augustin avoue être moins sensible au charme des parfums (X, xxxii, 48) et aux tentations de l’odorat. Il se dit aussi presque délivré des tentations de l’ouïe : pourtant, il se surprend à pécher sans s’en rendre compte : à propos du chant d’Eglise qui le réjouit, il dit, en s’interrogeant pour savoir s’il faut l’interdire, ou se contenter comme l’évêque Athanase, de faire prononcer avec une inflexion de la voix si légère qu’on est plus près de la récitation que du chant !

"Mais la délectation de ma chair, à laquelle il ne faut pas permettre de briser le nerf de l’esprit, me trompe souvent : le sens alors n’accompagne pas la raison en se résignant à rester derrière elle, mais, simplement parce qu’il a mérité d’être admis à cause d’elle, il va jusqu’à prétendre la précéder et la conduire. Voilà comment je pèche en cette matière, sans me rendre compte ; c’est après coup que je me rends compte."

Il souligne son hésitation :

"Je flotte ainsi, partagé entre le danger du plaisir et la constatation d’un effet salutaire. J’incline plutôt, sans émettre toutefois un avis irrévocable, à approuver la coutume du chant dans l’Eglise, afin que, par les délices de l’oreille, l’esprit encore trop faible puisse s’élever jusqu’au sentiment de la piété. Mais, quand il m’arrive de trouver plus d’émotion dans le chant que dans ce que l’on chante, je commets un péché qui mérite punition, je le confesse ; et j’aimerais mieux alors ne pas entendre chanter." (X, xxxiii, 50)

En évoquant les tentations de la vue :

"Les formes belles et variées, les couleurs vives et fraîches font les délices des yeux. Qu’elles ne retiennent pas mon âme ! Que Dieu la retienne : créateur de ces choses, il les a faites très bonnes, certes, mais c’est lui qui est mon bien, non pas elles." (X, xxxiii, 51)

Augustin analyse comment en l’absence de la lumière, il la recherche :

"Car la reine des couleurs elle-même, cette lumière inondant tout ce que nous distinguons, où que je sois durant le jour, se glisse vers moi de mille manières et me caresse alors que je fais autre chose et ne lui prête pas attention. Mais elle s’insinue avec tant de force que, si tout à coup on la retire, je la regrette et la recherche ; et si son absence est trop longue, mon esprit s’attriste." (X, xxxiv, 51)

La concupiscence des yeux : avidité de savoir

Après en avoir fini avec la concupiscence de la chair, Augustin va analyser l’avidité de savoir, la curiosité, "forme de tentation plus complexe dans ses dangers" (X, xxxv, 54).

"De fait, outre la concupiscence de la chair qui réside dans la délectation de tous les sens et de toutes les voluptés, et dont se font les esclaves pour leur perte ceux qui s’éloignent de toi, réside dans l’âme par les mêmes sens corporels une autre sorte de convoitise, qui porte non pas sur une délectation prise dans la chair mais sur une expérience faite par la chair : c’est une vaine curiosité qui s’affuble du nom de connaissance et de science. Et comme réside dans le désir de connaître et que les yeux sont parmi les sens les principaux agents de la connaissance, l’oracle divin l’a nommée concupiscence des yeux. C’est aux yeux en effet qu’appartient en propre la vision. Mais nous usons de ce terme même pour les autres sens." (X, xxxv, 54)

De fait, ce passage peut nous sembler difficile, car les conceptions et les théories de la science, l’épistémologie ont changé. De fait, souvent ce qu’Augustin entend par "science", ce n’est pas tant la science proprement dite, que la "divination" : songeons qu’à cette époque "astrologie" et "astronomie" sont une seule et même chose ! Augustin admet la possibilité et la valeur de la science profane, mais il met l’homme en garde surtout contre la "vaine science" qui détourne de Dieu au lieu de rapprocher de lui. Il dénonce :

"[C’est un désir malsain] qui fait que, dans la religion même, on tente Dieu en réclamant de lui des signes et des prodiges, désirés non pas dans un intérêt salutaire, mais uniquement pour faire une expérience." (X, xxxv, 55)

C’est l’occasion de dire ce qu’il pense du théâtre, de l’astrologie, des pratiques superstitieuses… :

Que de fois, quand on nous raconte des futilités, nous commençons par faire semblant de les tolérer pour ne pas choquer les faibles, et insensiblement nous finissons par nous y intéresser volontiers." (X, xxxv, 57)

et tout ceci peut détourner notre attention de hautes pensées : deux animaux qui courent, le spectacle d’un lézard qui cherche à prendre des mouches… Augustin commente : "Je pars de cela pour te louer ensuite, toi le merveilleux créateur et ordonnateur de toutes choses, mais ce n’est pas par cela que mon attention commence. Autre chose de se relever promptement, autre chose de ne pas tomber."

L’orgueil

= la troisième concupiscence : la vanité, l’orgueil, qu’il perçoit si bien en lui.

"Ainsi pour nous, qui sommes amenés, par certaines charges de la société humaine, nécessairement à nous faire aimer ou craindre des hommes, l’ennemi de notre vraie béatitude se fait très pressant, semant partout en guise de pièges, les "Bravo ! Bravo !". Il veut par là que dans notre avidité à ramasser ces bravos, nous nous laissions prendre imprudemment, que nous cessions de mettre notre joie dans ta vérité pour la mettre dans la duperie des hommes, que nous prenions plaisir à nous faire aimer ou craindre nous-mêmes, non pas à cause de toi mais au lieu de toi." (X, xxxvi, 59)

Et il poursuit :

"Nous sommes tentés par ces tentations chaque jour, Seigneur ; sans relâche nous sommes tentés. Chaque jour notre creuset, c’est la langue des hommes. Tu nous ordonnes, dans ce domaine aussi, de nous contenir : donne ce que tu commandes et commande ce que tu veux. Tu connais là-dessus les gémissements que pousse vers toi mon cœur, et les fleuves qui coulent de mes yeux." (xxxvii, 60)

S’il dit bien pouvoir à peu près contrôler les autres tentations, là il s’avoue dans le plus grand désarroi car il sait ce que représente ce genre de tentations :

"Mais la louange ? Pour en être privé et mesurer par là quel est notre pouvoir sur elle, faudra-t-il que nous menions une vie mauvaise, si dépravée et si monstrueuse que nul ne puisse nous connaître sans nous détester ? Peut-on dire ou même concevoir plus grande folie ?"

Mais alors la jouissance des compliments est bien difficile à combattre :

"Qu’ai-je donc, dans ce genre de tentation, Seigneur, à te confesser ? Quoi, sinon que je prends plaisir aux louanges ?" (X, xxxvii, 61)

Il avoue que les compliments lui plaisent ; il essaye même de se camoufler cette jouissance :

"Voilà pourquoi, souvent, il me semble que c’est du progrès du prochain, ou de l’espoir de ce progrès, que je me réjouis, quand je me réjouis de la louange d’un homme qui pense bien ; et en revanche, que c’est de son mal que je m’attriste, quand je l’entends blâmer ce qu’il ignore ou ce qui est bien."

Occasion pour Augustin de reconnaître une nouvelle fois son incapacité même à se comprendre, et sa misère dans l’enfermement du péché.

"Je t’en conjure mon Dieu, éclaire-moi aussi sur moi-même, pour que je confesse à mes frères, qui prieront pour moi, toutes les blessures que je découvrirai en moi." (X, xxxvii, 61)

"Indigent et pauvre, voilà ce que je suis ; mais je suis meilleur, lorsqu’en un secret gémissement je me déplais à moi-même et recherche ta miséricorde jusqu’à ce que ce qui est défait en moi soit refait et devienne parfait en parvenant à la paix qu’ignore l’œil du présomptueux. Mais la parole qui sort de la bouche et les actes qui arrivent à la connaissance des hommes, contiennent l’une des plus dangereuses tentations ; elle vient de cet amour de la louange qui, pour une certaine excellence personnelle, amasse des suffrages mendiés.
Cet amour me tente, même lorsque moi je le dénonce en moi, par le fait justement que je le dénonce. Et souvent, il tire du mépris même de la vaine gloire un titre de gloire plus vain…

Cependant, n’oublions pas que ces convoitises, ces attirances – avant même d’être régulées par la volonté de l’homme convertie en Dieu -, sont autant de lieux de révélation possibles de Dieu : elles l’ont été pour Augustin. Maintenant qu’il est évêque, il les dénonce plutôt comme le détournant de Dieu, mais Dieu sait s’y cacher : surprendre l’homme au moment où il s’y attend le moins. Grande révélation qui est au cœur des Confessions, et qu’Augustin rapporte comme une découverte profonde par rapport aux fautes de sa jeunesse : c’est Dieu qu’il cherchait, ou plus exactement, c’est dans son péché que Dieu est venu le chercher. L’homme veut imiter Dieu, mais il l’imite à contresens, mais cette imitation maladroite atteste encore la vérité de l’Etre divin :

"Ils t’imitent, mais de travers, tous ceux qui s’éloignent de toi et se dressent contre toi. Pourtant, même en t’imitant ainsi, ils te désignent comme le créateur de tout être, marquant par là qu’il n’y a point de lieu où l’on puisse se retirer pour être de toute façon loin de toi." (II, vi, 13-14).

Refaisons un instant le parcours du désir en nous. Le désir, sauf dans les cas de dégoûts profonds (il n’y a même plus de désir) évoqués par Augustin, est pour nous souvent marqué par la souffrance, car une fois satisfait, il renaît en quelque sorte de ses cendres. Le désir n’est jamais apaisé en l’homme car il n’y a que Dieu précisément qui puisse apaiser ce désir. En attendant d’avoir découvert cette vérité fondamentale et qui a sa source dans la création de l’homme (créé à l’image de Dieu), nous souffrons de notre désir insatisfait, au lieu d’avancer en le creusant plus profondément, en désirant davantage : quand ça fait mal, c’est parce que nous ne désirons pas assez – devrait-on dire ! Augustin, nous le verrons mieux en parlant de la prière, nous dit que précisément la prière est là pour "exciter notre désir" (cf. Lettre à Proba), car si elle était là juste pour demander à Dieu ce que nous désirons, elle serait inutile car Dieu ne peut ignorer notre désir !

En quittant un peu les Confessions, et parcourant l’œuvre d’Augustin, pour se faire une plus juste idée du désir, que verrons-nous ?

Ne nous trompons pas, le désir de Dieu n’est pas seulement un désir spirituel : d’où la force physique du désir qui se manifeste dans toute notre vie. Le vrai désir est un désir de notre chair (c’est pourquoi les Pères, et tout particulièrement Augustin, parlent souvent de faim, de soif…). Il faut donc entendre "désir" dans ses manifestations physiques aussi. Pourquoi ? (là encore cela va à l’encontre des images que nous nous forgeons de la foi chrétienne !) Parce que l’homme est promis à la résurrection de la chair : sa chair aspire à la résurrection = ce qui est le désir de Dieu :

Enarrat. in Ps., 62, 6 :

"'Mon âme a eu soif de vous ; et combien de fois ma chair aussi !' C'est peu que mon âme ait soif de vous, ma chair aussi ressent la même soif, mais si l'âme est altérée de Dieu, comment la chair est-elle aussi altérée de lui ? [...] C'est que la résurrection a été promise à notre chair. De même que la béatitude est promise à notre âme, ainsi la résurrection est promise à notre chair."

Enarr. Ps. 34, 12 ; (premier discours) :

"... Dieu vous disant : Demandez ce que vous désirez, qu'allez-vous lui demander ? Faites effort de tout votre esprit, lâchez la bride à votre avarice, étendez, élargissez votre convoitise, autant que vous le pourrez ; car ce n'est pas le premier venu, c'est le Dieu Tout-Puissant qui vous dit : demandez ce que vous désirez. Si vous aimez des propriétés, vous désirerez toute la terre, de sorte que tous ceux qui naîtront soient vos fermiers ou vos serviteurs. Et que ferez-vous, lorsque vous posséderez toute la terre ? Vous demanderez la mer, bien que vous ne puissiez y vivre. Dans ce genre d'avarice, les poissons seront mieux partagés que vous ; à moins que vous ne possédiez aussi les îles de la mer. Mais passez outre, demandez encore le domaine des airs, quoique vous ne puissiez pas voler. Etendez vos désirs jusqu'au ciel ; dites que le soleil, la lune et les étoiles vous appartiennent, parce que celui qui a fait toutes ces choses vous a dit : demandez ce que vous désirez. Cependant, vous ne trouverez rien qui ait plus de prix, vous ne trouverez rien qui soit meilleur que celui qui a fait toutes ces choses. Demandez donc celui qui les a faites, et en lui et par lui vous posséderez tout ce qu'il a fait. Toutes ces choses sont d'un haut prix, parce que toutes sont belles, mais qu'y a-t-il de plus beau que lui ? Elles sont fortes, mais qu'y a-t-il de plus fort que lui ? Et il n'est rien qu'il donne plus volontiers que lui-même. Si vous trouvez quelque chose de meilleur, demandez-le. Si vous demandez autre chose, vous lui ferez injure, et vous vous ferez tort à vous même, en lui préférant sa créature, alors que le créateur aspire à se donner lui-même à vous." (t. XII, p. 113).

Et ce célèbre texte des Confessions qu’il convient de citer intégralement :

"Sans doute ne savent-ils pas que tu es partout,
toi qu'aucun lieu ne circonscrit,
et que seul tu es présent
même à ceux qui se mettent loin de toi.
Qu'ils se convertissent donc et qu'ils te cherchent !
Tu n'es pas comme eux : ils ont abandonné leur créateur,
mais toi tu n'as pas ainsi abandonné ta créature.
Qu'eux-mêmes se convertissent, et voici que tu es là
dans leur coeur, dans le coeur de ceux qui te confessent
et se jettent en toi et pleurent dans ton sein
au bout de leurs routes inclémentes.

Et toi, dans ta clémence, tu essuies leurs larmes ;
ils pleurent davantage et se réjouissent dans leurs pleurs
puisque toi, Seigneur, non quelque homme, chair et sang,
mais toi, Seigneur, qui les as faits, 
tu les refais et les consoles.
Où étais-je, moi, quand je te cherchais ?
Toi, tu étais devant moi ; mais moi,
j'étais parti loin de moi, et ne trouvais plus moi-même,
moins encore, oh combien ! toi-même."
(Conf. V, ii, 2)

Augustin n’hésite pas à dire que "toute la vie du chrétien est un saint désir" !

Sermon sur la 1ère lettre de Jean, 4, 6 :
"Toute la vie du chrétien est un saint désir. Sans doute, ce que tu désires, tu ne le vois pas encore : mais en le désirant tu deviens capable d'être comblé lorsque viendra ce que tu dois voir.
Supposons que tu veuilles remplir une sorte de poche et que tu saches les grandes dimensions de ce qu'on va te donner, tu élargis cette poche, que ce soit un sac, une outre, ou n'importe quoi de ce genre. Tu sais l'importance de ce que tu vas y mettre, et tu vois que la poche est trop resserrée : en l'élargissant, il augmente sa capacité de recevoir.
Nous devons donc désirer, mes frères, parce que nous allons être comblés. Voyez saint Paul, élargissant son désir pour être capable de recevoir ce qui doit venir. Il dit en effet : "Certes, je ne suis pas encore arrivé, je ne suis pas encore parfait. Frères, je ne pense pas avoir déjà saisi le Christ".
Que fais-tu alors en cette vie, si tu ne l'as pas encore saisi ? - Une seule chose compte : Oubliant ce qui est en arrière et tendu vers l'avant, je suis mon élan vers le triomphe auquel je suis appelé de là-haut. Il dit qu'il est tendu et qu'il suit son élan. Il se sentait incapable de saisir ce que l'oeil n'a pas vu, c e que l'oreille n'a pas entendu, ce que le coeur de l'homme n'a pu concevoir.
Voilà notre vie : nous exercer en désirant. Le saint désir nous exerce d'autant plus que nous avons détaché nos désirs de l'amour du monde. Nous l'avons déjà dit à l'occasion : vide ce qui doit être rempli. Ce qui doit être rempli par le bien, il faut en vider le mal. Suppose que Dieu veut te remplir de miel : si tu es rempli de vinaigre, où mettras-tu ce miel ? Il faut répandre le contenu du vase ; il faut nettoyer le vase lui-même ; il faut le nettoyer à force de travailler, à force de frotter, pour qu'il soit capable de recevoir autre chose.
Parlons de miel, d'or ou de vin : nous pouvons désigner de n'importe quel nom ce qui est indicible, mais son vrai nom est Dieu. Et quand nous disons : "Dieu", que disons-nous ? Ce mot désigne tout ce que nous attendons. Tout ce que nous pouvons dire est en dessous de la réalité ; élargissons-nous, en nous portant vers lui, afin qu'il nous comble, quand il viendra. Nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est."

La liberté

Certes, ce n’est pas dans les Confessions, que l’on trouve l’exposé le plus complet et le plus décisif d’Augustin, en ce qui concerne le délicat problème de la liberté de l’homme. Les conflits avec Pélage et les pélagiens dans les années 420 amèneront Augustin à préciser sa pensée sur cette question, bien au-delà de ces réflexions dans les Confessions, qui sont encore minces, mais qui sont motivées déjà autour des années 400 par la question du mal. Peut-on dire que l’homme est libre (de choisir le bien ou le mal) si l’homme tout au long de sa vie, créature de Dieu, est confronté au dessein de Dieu sur lui ? Qu’en est-t-il donc de la liberté de l’homme et du dessein de Dieu ? Comment comprendre la liberté de l’homme, est-elle vraiment "libre" alors que Dieu a un projet, qui est de rassembler tous les hommes dans l’unique Amour trinitaire ?

Dès les Homélies sur l’Evangile de Jean, nous trouvons des textes majeurs pour comprendre ce qui est fondamental chez Augustin pour la question de la liberté de l’homme :

Ce qui est entrave à la liberté de l’homme, c’est le péché

La liberté nous est donnée (la vraie liberté) quand nous avons choisi Dieu (déjà librement, c’est-à-dire par Amour).

L’homme avant de véritablement aimer Dieu n’est pas vraiment libre- et ceci tant qu’il n’a pas été libéré. S’il choisit le péché, ce n’est également un choix qu’en apparence : il est esclave de cette tendance au péché qui est en lui.

L’homme va (passivement) où le mal le pousse ou l’attire. Dans sa quête du bonheur, il suit le chemin le plus facile. De fait, en l’homme le péché originel est l’explication proposée par Augustin : en raison de la désobéissance d’Adam, ses descendants ne sont plus vraiment libres. C’est pourquoi il y a eu l’Incarnation : pour leur rendre cette liberté dont ils s’étaient privés.

Si l’homme a été créé libre (au moins doté de libre-arbitre(4)), il a été écarté de cette "liberté" par la faute originelle. Toute la vie de l’homme est lutte contre les entraves du mal, contre l’esclavage du péché, pour trouver cette "liberté des enfants de Dieu" qu’il ne peut trouver qu’en Dieu, avec la médiation du Christ.

De fait, l’homme a besoin d’être libéré pour pouvoir aimer vraiment. La vérité de la relation de l’homme avec Dieu ne peut être que le fruit de la liberté : il n’y a pas d’amour dans la contrainte.

"Se présentant aux regards dans la faiblesse de la chair et demeurant caché selon la majesté divine, notre Seigneur Jésus Christ dit à ceux qui avaient cru en lui quand il parlait : Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples, car celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé, et vous connaîtrez la Vérité qui vous est cachée maintenant et qui vous parle et la Vérité vous délivrera. Ce mot : vous délivrera, le Seigneur l'a tiré du mot de liberté : il délivre ne signifie en effet rien d'autre au sens propre que : il rend libre. De même que sauver ne signifie rien d'autre que rendre sauf, que guérir ne signifie rien d'autre que rendre sain, qu'enrichir ne signifie rien d'autre que rendre riche, ainsi délivrer ne signifie rien d'autre que rendre libre. Cette signification est plus claire dans le mot grec, car selon l'usage du latin nous disons la plupart du temps qu'un homme est délivré alors qu'il ne s'agit pas de sa liberté, mais de sa santé, comme on dit de quelqu'un qu'il est délivré de sa maladie ; c'est le langage habituel, ce n'est pas pourtant le terme propre. Mais le Seigneur a choisi ce mot : La Vérité vous délivrera de telle sorte qu'en grec personne ne puisse douter qu'il ait parlé de la liberté." (Homélies sur l’Evangile de Jean, Tr. 41, 1).

On retrouve St Paul (Rm 7, 7-25), référence constante d’Augustin, et ici Rm 7, 6-24 :

"Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais d’accord avec la Loi, qu'elle est bonne ; en réalité ce n'est plus moi qui accomplis l'action, mais le péché qui habite en moi. Car je sais que nul bien n'habite en moi, je veux dire dans ma chair ; en effet, vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l'accomplir : puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui accomplis l'action, mais le péché qui habite en moi. Je trouve donc une loi s'imposant à moi, quand je veux faire le bien : le mal seul se présente à moi. Car je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l'homme intérieur ; mais j'aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m'enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ?"

[Pour aller plus loin sur le péché originel (on y reviendra un peu en parlant du péché plus loin), on peut se reporter à l’excellent ouvrage : Le péché originel. Heurs et malheurs d’un dogme, sous la direction de Christophe Boureux et Christoph Theobald, Bayard, 2005, 215 p.]

De fait, le chrétien en cette vie ne connaît qu’une situation mélangée de servitude et de liberté qui restera la sienne jusqu’à la mort. Certes, le Christ est venu pour nous délivrer du péché, mais nous sommes encore régulièrement détournés du bien, de l’Amour, dans lequel est la liberté de l’homme (cf. "la Vérité vous délivrera", Jn 8, 32) :

"L'homme bon, même s'il est esclave est libre, mais le méchant, même s'il règne, est esclave, et non pas d'un seul homme, mais, ce qui est plus pesant, d'autant de maîtres qu'il a de vices." (Cité de Dieu, 4, 3).

Cet esclavage du péché est pire que l’esclavage d’un maître humain :

"Le plus souvent quand ils ont des maîtres méchants, les hommes demandent à être vendus ; ils ne cherchent pas à n'avoir plus de maître, ils veulent seulement en changer. Que pourrait faire l'esclave du péché ? A qui s'adressera-t-il ? Auprès de qui aura-t-il recours ? A qui demandera-t-il de le vendre ? Quelquefois aussi un esclave d'homme accablé par les dures exigences de son maître trouve du répit dans la fuite ; où peut fuir l'esclave du péché ? Où qu'il fuie, il se traîne avec lui-même ; la conscience coupable ne se fuit pas elle-même, il n'est pas de lieu où elle puisse aller, elle se suit elle-même, ou plutôt elle ne s'éloigne pas d'elle-même, car le péché qu'elle commet se trouve à l'intérieur d'elle." (Tr. 41, 4).

Il faut nous réfugier auprès du Christ :

"… demandons à être mis en vente pour être rachetés par son sang." (ibid. 41, 4).

Effectivement, seul le Christ peut nous délivrer de l’esclavage du péché :

"Le Seigneur est donc le seul qui délivre de cet esclavage ; celui qui ne l'a pas subi en délivre : seul en effet, il est venu sans péché dans cette chair. Les tout-petits enfants que vous voyez portés dans les bras de leurs mères ne marchent pas encore, et déjà ils sont chargés d'entraves, car ils ont tiré d'Adam ce qui sera brisé par le Christ. Cette grâce que le Seigneur promet s'étend même à eux quand ils sont baptisés, parce que, seul, peut délivrer du péché celui qui est venu sans péché et qui s'est fait sacrifice pour le péché." (Tr. 41, 5)

Augustin qui est cherché par Dieu, ne le cherche pas encore vraiment ; souvent c’est l’homme qui fuit Dieu et s’éloigne. Mais cet éloignement n’est pas réciproque. L’homme éloigné de Dieu tombe dans l’esclavage, mais Dieu reste toujours disponible pour l’homme, disponible comme le Père qui attend le fils prodigue.

"… le temps passait ; je retardais ma conversion vers le Seigneur, je différais de jour en jour de vivre en toi, et je ne différais pas de mourir chaque jour en moi-même. Aimant la vie heureuse, je redoutais de la trouver où elle réside, et c’est en fuyant loin d’elle que je la cherchais.
Car je pensais que je serais trop malheureux, si j’étais privé des étreintes d’une femme ; employer le remède qu’offre ta miséricorde pour guérir cette infirmité même, je n’y songeais pas, car je n’en avais pas fait l’expérience ; je croyais que la continence relevait de nos propres forces, de forces que je ne me connaissais pas, et j’étais assez sot pour ne pas savoir que, comme il est écrit, personne ne peut être continent, si tu ne le lui donnes. Et certes tu l’aurais donné, si de mon gémissement intérieur j’avais frappé à tes oreilles, et si d’une foi solide j’avais jeté en toi mon souci" (Conf. VI, xi, 20)

Augustin ajoute (en se comparant au chaste Alypius) : "chez moi c’était l’habitude de rassasier l’irrassasiable concupiscence qui me tenait captif et me torturait…" (VI, xii, 22)

Augustin n’a pas encore compris, que le point de départ de cette liberté – qu’il ne cherche pas encore, car il ne comprend pas qu’elle lui manque - (libération par rapport à l’esclavage de la chair), c’est un amour plus grand !

On devrait dire – et Augustin y parviendra- que la liberté fondamentale, qui est une promesse du Christ, qui est donc notre espérance, est simplement liberté d’aimer… jusqu’à l’extrême ! Nous devenons libre quand nous aimons, comme le Christ nous a aimés. Et face à Dieu, l’homme n’est plus seulement dans le rapport de dépendance qui semble lier la créature à son Créateur, c’est un rapport d’amour dans la liberté : relation d’un fils avec son Père.

En attendant de parvenir à cette perfection de l’Amour, et pour s’exercer, l’homme cherche, guidé par le seul médiateur, parce qu’il est cherché par Dieu :

"Je t’en conjure par notre Seigneur, Jésus-Christ,
ton fils, l’homme de ta droite, le fils de l’homme
que tu as établi près de toi
, médiateur entre toi et nous,
par qui tu nous as cherchés sans que nous te cherchions ;
ton Verbe par qui tu as fait tous les êtres
et, parmi eux, moi aussi ;
ton fils unique par qui tu as appelé à l’adoption
le peuple des croyants et, parmi eux, moi aussi."
(Confessions, XI, ii, 4)

Par ailleurs, on se demande parfois s’il n’y a pas contradiction entre prescience divine et liberté humaine ? Dans le De libero arbitrio, Augustin répond clairement :

"Nous n'avons pas à nier que Dieu connaisse d'avance tous les événements futurs et nous, pourtant, nous voulons ce que nous voulons, car comme il connaît d'avance notre volonté, c'est précisément celle qu'il connaît qui sera ; ce sera donc une volonté, puisque c'est une volonté qu'il connaît d'avance et ce ne pourrait pas être une volonté si elle ne devait pas être en notre pouvoir. Il connaît donc aussi d'avance ce pouvoir." (3, 3, 8)

Il s'agit de ne pas confondre prescience et causalité : la prescience n'exerce pas plus d'action contraignante sur l'avenir que la mémoire sur le passé !

"De même que toi par ton pouvoir tu ne forces pas les événements passés à s'être réalisés, de même Dieu par sa prescience ne force pas les événements à venir à se réaliser." (Ibid. 3, 4, 11)

Il faut tenir deux vérités :

la nécessité de la grâce

l'existence du libre arbitre.

De fait l'affirmation de l'une risque toujours d'être comprise comme la négation de l'autre. Il ne s'agit pas de deux opinions entre lesquelles il serait loisible de faire un choix, mais de deux vérités qu'il faut garder ensemble si l'on veut rester fidèle à l'enseignement du Seigneur comme aux exigences de la vie spirituelle.

Dans le Tr. 53, Augustin fait appel à deux paroles de l'Evangile pour mettre en lumière la mystérieuse coopération dans la foi de la grâce de Dieu et du libre-arbitre de l'homme :

si Jésus a prié pour que la foi de Pierre ne défaille pas devant le scandale de la Passion (Lc 22, 32) c'est "pour que nous n'imaginions pas que la foi est tellement au pouvoir de notre arbitre qu'elle n'a pas besoin du secours de Dieu"

mais à l'inverse l'évangéliste Jean nous déclare que nous a été "donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu" (Jn 1, 12) pour que nous comprenions que la foi dépend aussi de notre volonté.

Par une formule, nous pourrions résumer la pensée d’Augustin sur la liberté de l’homme :

"Les hommes sont agis par l'Esprit de Dieu afin d'agir comme ils doivent agir et lorsqu'ils ont agi, qu'ils rendent grâce à Celui par qui ils sont agis. Ils sont agis pour qu'ils agissent, non pour qu'eux-mêmes n'agissent en rien." (De correptione et gratia, II, 4)

La volupté (la vie mystique ?)

Du désir, on passe à la relation libre de l’amour et à la véritable volupté – qui seul permet de comprendre comment l’homme est attiré librement vers Dieu.

"[…] De là, si tu reviens à cette parole : Personne ne vient à moi si le Père ne le tire, ne va pas t'imaginer que tu es tiré malgré toi : l'âme est tirée aussi par l'amour. Et nous ne devons pas craindre de nous entendre reprocher ce mot des saintes Ecritures, qui se trouve dans l'Evangile, par ceux qui pèsent attentivement les mots, mais sont loin de comprendre les réalités, surtout les réalités divines, nous n'avons pas à craindre qu'on nous dise : Comment puis-je croire volontairement si je suis tiré ?

J'affirme : c'est peu que tu sois tiré par ta volonté, tu l'es encore par la volupté. Que veut dire : être tiré par la volupté ? Mets tes délices dans le Seigneur, et il t'accordera les demandes de ton cœur [Ps 36, 4]. Il existe une volupté du cœur pour celui qui goûte la douceur de ce pain du ciel. Or, si le poète [Virgile] a pu dire : Chacun est tiré par sa volupté, non par la nécessité, mais par la volupté, non par obligation, mais par délectation, combien plus fortement devons-nous dire, nous, qu'est tiré vers le Christ l'homme qui trouve ses délices dans la Vérité, qui trouve ses délices dans la Béatitude, qui trouve ses délices dans la Justice, qui trouve ses délices dans la Vie éternelle, car tout cela, c'est le Christ ! Ou bien dira-t-on que les sens corporels ont leurs voluptés et que l'âme est privée de ses voluptés ? Si l'âme n'a pas ses voluptés, comment est-il dit : Les fils des hommes espéreront sous le couvert de tes ailes, ils seront enivrés de l'abondance de la maison, tu les abreuveras au torrent de tes voluptés, parce qu'auprès de toi est la source de la vie et que dans ta lumière nous verrons la lumière ? [Ps 35, 8-10].

Donne-moi quelqu'un qui aime et il sentira la vérité de ce que je dis. Donne-moi un homme tourmenté par le désir, donne-moi un homme passionné, donne-moi un homme en marche dans ce désert et qui a soif, qui soupire après la source de l'éternelle patrie, donne-moi un tel homme, il saura ce que je veux dire. Mais si je parle à un indifférent, qu'est-ce que je dis ? Tels étaient ceux qui murmuraient entre eux. Celui, dit-il, que le Père a tiré vient à moi. » (Trac. XXVI, 4, Homélies sur l’Evangile de Jean).

Ce langage de l’amour – amour qu’Augustin a expérimenté – se retrouve tout au long de son œuvre. Il n’a pas peur donc de parler de la "volupté", autre mot qu’il donne au bonheur en Dieu. Certes, trop souvent l’homme est détourné de la véritable volupté dans la relation avec Dieu ; elle adviendra dans l’éternité, lorsque l’homme verra Dieu face à face. Mais Augustin sait aussi que, dès ce monde, de façon exceptionnelle et privilégiée, certains ont l’occasion de faire cette rencontre voluptueuse dans l’expérience mystique. Augustin, qui recherchait déjà l’extase (au sens plotinien du terme), souffrait semble-t-il, de ne pouvoir connaître ce type de rencontre avec Dieu avant son baptême.

"… après la lecture de ces livres platoniciens, et l’avertissement qu’ils me donnèrent de rechercher la vérité incorporelle, lorsque j’eus aperçu tes perfections invisibles rendues intelligibles à travers ce qui a été créé, et compris par mes échecs ce que les ténèbres de mon âme ne me permettaient pas de contempler, j’étais certain que tu es, et que, tu es infini, sans être pourtant répandu à travers des lieux finis ou infinis ; […] oui, j’étais certain de tout cela, et trop faible cependant pour jouir de toi." (Conf. VII, xx, 26)

Pour aller plus loin : Augustin était-il un mystique ?

L’œuvre d’Augustin (les Confessions) va se clore par une méditation sur le septième jour de la création qui ainsi au sommet de l’œuvre exprime l’aspiration d’Augustin à jouir du repos de Dieu. De fait, Augustin se livre à une lecture allégorique et symbolique de la Genèse. Mais le bonheur pour Augustin est effectivement dans le repos :

"Si toi, au terme de tes œuvres très bonnes,
que tu as faites pourtant dans le repos,
tu t’es reposé le septième jour,
c’est pour nous dire d’avance par la voix de ton livre
qu’au terme de nos œuvres, qui sont très bonnes
du fait même que c’est toi qui nous les as données,
nous aussi au sabbat de la vie éternelle
nous nous reposerions en toi.
(Conf. XIII, xxxvi, 51)

La volupté, la béatitude pour Augustin est dans le repos (comparaison avec le repos du septième jour), mais non pas du tout dans une poursuite et une quête incessante de Dieu comme chez Grégoire de Nysse : pour Augustin, cette quête c’est la misère de notre vie mortelle ! Comparons avec ce texte que nous citions plus haut :

"Le Verbe nous enseigne[...] que celui qui désire voir Dieu voit Celui qu'il désire dans le fait même de marcher toujours à sa suite et que la contemplation de la face de Dieu, c'est la marche sans repos à sa suite, que l'on accomplit en suivant le Verbe par derrière." (Sur le Cantique des Cantiques, Hom. XII).

la fin de la Cité de Dieu :

"Là nous nous reposerons et nous verrons ; nous verrons et nous aimerons ; nous aimerons et nous louerons. Voilà ce qui sera à la fin sans fin."

Nous voyons deux types de spiritualité qui s’opposent. Si Augustin, homme de désir, se manifeste fondamentalement comme un chercheur de Dieu, si toute sa vie il l’a cherché, c’est pour, au soir de celle-ci, et surtout dans l’éternité, enfin se reposer. Augustin résume sa vie et appelle Dieu à augmenter ses dons :

"Dirigeant mes efforts d'après cette règle de foi, autant que je l'ai pu, autant que tu m'as donné de le pouvoir, je t'ai cherché ; j'ai désiré voir par l'intelligence ce que je croyais ; j'ai beaucoup étudié et beaucoup peiné. Seigneur mon Dieu, mon unique espérance, exauce-moi de peur que, par lassitude, je ne veuille plus te chercher, mais fais que toujours je cherche ardemment ta face. O toi ! donne-moi la force de te chercher, toi qui m'as fait te trouver et qui m'as donné l'espoir de te trouver de plus en plus. Devant toi est ma force et ma faiblesse : garde ma force, guéris ma faiblesse. Devant toi est ma science et mon ignorance : là où tu m'as ouvert, accueille-moi quand je veux entrer ; là où tu m'as fermé, ouvre-moi quand je viens frapper. Que ce soit de toi que je me souvienne, toi que je comprenne, toi que j'aime ! Augmente en moi ces trois dons, jusqu'à ce que tu m'aies réformé tout entier." (prière de la fin du chapitre XV du De Trinitate, XV, 28, 51).

Les derniers jours de la vie d’Augustin, rapportés par un de ses disciples les plus fidèles, nous le montrent se consacrant seulement à la prière et à la contemplation ; c’est alors en toute volonté et lucidité qu’il s’écarte du monde, pour se consacrer à Dieu, seul. Alors, que malade, usé d’ailleurs, il a consacré sa vie à ses frères, il veut anticiper déjà, dans les quelques jours qui lui restent à vivre, la rencontre prochaine qu’il a attendue toute sa vie.

N.B. Réf ; à consulter : sur mon site des Pères : "La liberté" dans le cours sur "St Augustin lit et commente St Jean" [mais on trouvera aussi un cours sur le désir, etc.]

"[à suivre...]


(1) Attention ici, même s’il y a des parentés entre ce que nous appelons la "libido" en psychologie moderne – en raison des fines analyses psychologiques auxquelles se livre Augustin – à ne pas confondre trop vite la "libido" (terme latin utilisé naturellement par Augustin) et le terme utilisé par la psychanalyse notamment.
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(2) De fait il y a un jeu de mots entre Carthago et sartago (traduit ici par rôtissoire), faute de pouvoir rendre la proximité phonique en français.
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(3) C’est là une autre question qui serait à développer ailleurs : c’est pourquoi l’homme sans l’aide de Dieu ne peut pas lutter, sa "volonté" est impuissante, car par exemple la "gourmandise" se déguise en faim, l’attirance sexuelle se réveille même la nuit quand sa volonté est impuissante. C’est d’ailleurs cette impuissance de la volonté de l’homme qui a amené Augustin à "inventer" la notion de "péché originel".
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(4) Dans le débat contre Pélage, Augustin sera amené à distinguer "libre-arbitre" et véritable liberté… mais nous ne nous attarderons pas ici sur des distinctions, de fait bien postérieures, et qui n’ont que peu d’intérêt dans notre lecture des Confessions.

 

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