Le P. Eugraph enseignait toujours que la vie était supérieure aux canons4, ce qui est conforme à l’enseignement du Christ et à la Tradition chrétienne. Ce comportement sera souvent mal interprété : il sera souvent accusé de désobéissance et de laxisme. En fait, il n’a jamais désobéi, au sens spirituel, en esprit, mais il lui est arrivé de relativiser des règles et des canons qui étaient inapplicables dans certaines circonstances et à certaines personnes : il a pratiqué largement « l’économie », qui est une grande tradition spirituelle de l’Eglise orthodoxe5. L’exemple le plus flagrant est celui du calendrier : il a défendu pour les Orthodoxes occidentaux le droit de conserver le calendrier grégorien, alors que les « vieux russes » faisaient du calendrier julien une chose non négociable, un casus belli. Mais le problème du calendrier était absolument secondaire, d’ordre historique et psychologique et non théologique. A notre époque, cela ferait sourire…On peut ajouter qu’il n’avait pas du tout un esprit juridictionnel, relativisant les juridictions ecclésiales et considérant que l’Eglise orthodoxe était d’abord « une ». Il ne s’est pas fait des amis…
La 4e raison tient au fait qu’Eugraph K., malgré toutes les difficultés qu’il a rencontrées, l’hostilité, les incompréhensions, les mauvais concours de circonstances (et aussi la malchance !), ait eu beaucoup de succès, de réussites. Toutes ses entreprises ont été fécondes. Même lorsqu’il fut « exilé » à Nice en 1937, en raison de la bêtise et de la jalousie de certains de ses confrères (voir p. 11), il a très bien réussi et en quelques mois a remonté la paroisse russe qui végétait et dont personne ne voulait s’occuper. Cette réussite a suscité d’énormes jalousies. Or la jalousie est absolument féroce dans les milieux ecclésiastiques (pour ce citer que deux cas historiques célèbres : St Syméon le Nouveau Théologien, au 11e siècle, a été persécuté par le syncelle du Patriarche par jalousie ; plus près de nous, en 1890, St Nectaire d’Egine s’est fait jeter hors du Patriarcat d’Alexandrie par jalousie). Les deux personnes qui ont fait échouer le sacre du Père Eugraph en 1953 par la calomnie, l’ont fait par jalousie, sous-tendue par l’ ambition pour l’un et par la bêtise pour l’autre (voir page 14, note 60). Plusieurs auraient bien voulu « récupérer » Eugraph et le faire travailler pour eux. Mais il a toujours été d’une fidélité absolue à sa mission : il n’a pas dévié d’un iota, il a obéi à Dieu. Cette obéissance passait par l’engagement qu’il avait pris vis-à-vis de Mgr Irénée Winnaert sur son lit de mort. Il a donné sa vie pour la mission que Dieu lui avait confiée.
A toutes ces raisons objectives, non liées directement à la personnalité d’Eugraph, on peut ajouter que le contexte historique et religieux a été très défavorable et lui a beaucoup nui : il s’agit des divisions juridictionnelles liées aux problèmes politiques (la persécution des chrétiens en URSS) qui ont empoisonné l’atmosphère et déchiré l’émigration russe pendant toute cette période. Le schisme eulogien a été une catastrophe, parce que la Confrérie perdait son substrat naturel et Eugraph aura beaucoup à en souffrir, car il perdra la bienveillante protection du Métropolite Euloge, qui l’appréciait beaucoup, et donc aussi la caution de l’Institut Saint-Serge (surtout après 1935, en raison de la controverse sophiologique6, qui à travers le P. Bougakov atteignait l’Institut St Serge).
Il faut aborder maintenant la personnalité d’Eugraph, qui a été souvent mal comprise, suscitant ainsi une vive hostilité et donnant lieu à de nombreuses calomnies. Ne pouvant pas contester le contenu, on s’est attaqué à l’homme.
Il y avait simultanément chez ce jeune homme des dons extraordinaires7 et un désintéressement total, ce qui est rare et difficilement admissible pour la plupart des gens. En général lorsque quelqu’un a beaucoup de dons, il est ambitieux et a envie de réussir (que ce soit dans la société ou même dans l’Eglise). Maxime Kovalevsky avait très bien discerné cela chez son frère et a beaucoup insisté là-dessus : les gens ne pouvaient pas croire qu’un homme aussi doué pût être aussi désintéressé (et donc honnête !) : on lui prêtait alors des intentions machiavéliques, des calculs, une stratégie. Mais tout cela était faux. Un exemple parmi d’autres : on l’a accusé souvent de vouloir devenir évêque8 à tout prix. Mais la mission dont il avait été investi supposait absolument un évêque, car sans évêque il n’y a pas d’Eglise. Or aucun autre que lui n’était capable, dans ce cadre-là, d’assumer cette fonction, de comprendre le sens de cette mission, et le troupeau dont il avait la charge le réclamait comme évêque. Il a espéré trouver un occidental capable d’assumer cette fonction (il l’a demandé à Dieu pendant 12 ans8), mais il ne l’a pas trouvé. Le seul dans
l’Orthodoxie historique à l’avoir compris, à cette époque, était le Patriarche Serge de Moscou, mais il est mort en 1944.
Il y a une explication à ce paradoxe, c’est qu’Eugraph était avant tout un spirituel. On ne peut pas le comprendre, si l’on oublie que le cœur de sa vie et de son être était sa relation intime avec Dieu (lorsqu’il parlait en chaire, il disait souvent, les yeux tournés vers le Ciel : « la Divine Trinité, mon unique Ami », avec un accent russe inimitable). Dieu était vraiment le centre de sa vie, et tout le reste était secondaire. Il n’agissait et n’oeuvrait que pour le bien de l’Eglise de Dieu, sans rien prendre pour lui-même.
Un autre aspect important de sa personnalité était sa liberté. Au plan religieux sa voie était celle d’un prophète et au plan personnel il était avant tout un artiste. Or les prophètes et les artistes sont libres. Il était absolument impossible de l’enfermer dans un conformisme quelconque. Il était toujours « lui-même », sans langue de bois et sans tricherie. Il avait la même liberté et la même facilité de communication avec les clochards qu’avec les princes. Or, pour beaucoup de gens, la liberté est insupportable. L’humanité déchue aime le conformisme. Tous ceux qui sont détenteurs d’autorité aiment le conformisme. Cette liberté allait de pair avec une créativité extraordinaire : il faisait toujours du neuf ; dans tous les domaines il innovait. En théologie, il ne se contentait pas de rabâcher, de redire ce que les Pères avaient dit : il disait des choses nouvelles, qui n’avaient pas été dites. Il a écrit d’admirables prières liturgiques, dans le style du rite des Gaules, mais souvent meilleures que les anciennes. Ses créations iconographiques étaient très audacieuses. Il a composéde nombreuses mélodies liturgiques (que son frère Maxime mettait en forme et harmonisait).
Eugraph avait aussi un charisme particulier lié à la liberté et à la créativité : il ne se définissait jamais « contre », ni contre les personnes (dont il ne disait jamais de mal ) ni contre des idées.
Il se définissait exclusivement « pour », positivement, par rapport à la Vérité, par rapport à Dieu. Il ne critiquait pas ceux qui se trompaient, mais il rétablissait la vérité, sans les contredire, et donc sans les blesser. Et il savait toujours voir le bien, même chez ceux qui se trompaient ou se conduisaient mal.
Ces traits essentiels de sa personnalité seront souvent mal compris et mal interprétés. Après son sacre épiscopal, en 1964, plusieurs personnes de son entourage, et notamment des prêtres qui étaient ses collaborateurs, souhaitaient qu’il change d’apparence extérieure, de style, de mode de vie. Ils voulaient en faire un évêque « bien comme il faut », conforme au style ecclésiastique : au fond, ils voulaient le « formater ». Mais l’évêque Jean était aux antipodes du style ecclésiastique, des conformismes et des mondanités religieuses. Il était un homme libre et il est demeuré libre.
Plusieurs ne comprendront pas, se révolteront et l’abandonneront. Il avait « la liberté des enfants de Dieu ». Mais il faut ajouter quelque chose : cette liberté allait de pair avec une vie chrétienneexemplaire. Depuis qu’il était enfant, il s’efforçait scrupuleusement de vivre chrétiennement, de mettre réellement en pratique l’Evangile : il était d’une bonté extraordinaire, il ne jugeait jamais personne et pardonnait tout. Je témoigne de l’avoir vu aimer ses ennemis, ce qui est un comportement chrétien rare.
Une autre raison d’hostilité tient à la psychologie humaine (psychologie non spiritualisée comme dirait St Silouane…). Beaucoup devaient quelque chose au P. Eugraph, mais ne voulaient pas le reconnaître. Critiquer le P. Eugraph, distiller des réserves soupçonneuses à son égard, colporter des on-dit leur permettait de s’affranchir d’une gratitude élémentaire qui les eût honorés. C’est hélas très répandu dans le monde et même dans l’Eglise. Sur ce point précis, nous disposons du témoignage d’un des plus grands spirituels de notre temps, le P. Sophrony, qui connaissait bien le P. Eugraph et qui avait fréquenté la paroisse Saint-Irénée et l’institut Saint-Denys, juste après la 2ème guerre mondiale. En 1960, de son monastère de Maldon (en Angleterre) il écrivit une très belle lettre de soutien à son ami, le P. Eugraph, qui se débattait dans des négociations difficiles avec le Saint Synode de l’Eglise Russe Hors Frontières : « Il est possible que le rôle immense qu’il vous a été destiné de jouer, inconnu des hommes mais connu de Dieu, sur le chemin de la théologie contemporaine, soit en fait la raison de tous les malentendus. Les hommes ne veulent pas voir qu’ils vous doivent leurs ascensions en théologie, et Lossky [et d’autres] et nombreux parmi les meilleurs théologiens catholiques français. Votre parole ardente et très souvent vos réponses d’une profondeur exceptionnelle de pensée…ont été ce grain qui permet la montée actuelle. En de tels cas, les hommes sont toujours portés à ne devoir à aucune personne vivante, mais seulement à leurspropres dons, tel ou tel de leurs travaux…Vous rendre gloire en vous reconnaissant leur dû, voilà ce que ne désirent pas les hommes. Je prie Dieu que la force divine triomphe et guérisse cette plaie dont est atteint le corps de notre Eglise »9.
Ces critiques nombreuses, ces sous-entendus, ces calomnies sont d’autant plus injustes que le P. Eugraph, devenu ensuite l’Evêque Jean, était centré sur ses fonctions pastorales. Tout dans son comportement de prêtre puis d’évêque était tourné vers les brebis qui lui avaient été confiées. Il était avant tout un pasteur et non un chercheur en chambre, un penseur abstrait. La grande œuvre de sa vie, qui fut la restauration d’un rite occidental au sein de l’Eglise orthodoxe, fut essentiellement pastorale, et non archéologique10 : il avait en vue la vie spirituelle du peuple de Dieu. Que pouvait-on demander de plus à un prêtre ou à un évêque ?
Il faut ajouter qu’il avait certains défauts…qui sont à son honneur. Comme tout homme, il avait des faiblesses, dont une : lorsqu’il était attaqué personnellement, il était incapable de se défendre (alors que lorsque l’Eglise ou une personne était attaquée, il avait une parole de feu). Cette faiblesse a souvent été incomprise : lorsque le Métropolite Eleuthère lui donna l’ordre aller à Nice pour s’occuper d’une paroisse russe en déclin et qu’il obéit, son Doyen le P. Michel Belsky, son ami Vladimir Lossky et ses confrères le rabrouèrent pour son obéissance, allant presque jusqu’à l’accuser de masochisme. Il était tout simplement incapable de se défendre. Cette déficience a aussi été mal interprétée : on disait que son silence était un aveu.
Je voudrais terminer en rappelant un aspect de la condition humaine qui est affligeant maiscourant : l’homme passe souvent de l’admiration à la haine (on brûle ce qu’on a adoré). On peut appeler cela le syndrome de l’amour déçu. Beaucoup de ceux qui ont admiré le P. Eugraph l’ont abandonné lorsqu’il fallut se battre, résister à l’opinion publique et aux autorités. Déçus par eux- mêmes, parce qu’ils n’avaient pas eu le courage de tenir bon dans la tempête, ils sont passés de l’admiration à la critique, puis, souvent, à la haine. Ne pouvant pas critiquer le contenu (qu’ils avaient longtemps défendu), ils ont alors attaqué la personne, sous la forme de ragots et de calomnies. Pour eux, le Père Eugraph était un amour déçu et ils ne le lui pardonnaient pas. On sent bien dans leurs écrits, en filigrane, leur déception («dommage, …comme cela aurait pu être bien… »).
Voilà les raisons qui permettent d’expliquer, dans une certaine mesure, pourquoi le P. Eugraph dût faire face à tant d’hostilité. Ce n’est probablement pas exhaustif, d’autant plus que dans ce domaine, éminemment psychologique, beaucoup d’éléments échappent à la raison. Ces bruits de couloir, ces ragots de sacristie, ces calomnies sont colportés depuis 80 ans. Maxime Kovalevsky, qui est un homme incontestable et incontesté dans l’Orthodoxie, les qualifie d’un seul mot : « absurdes11 ».
C’est ce que l’histoire montrera lorsque les passions se seront apaisées.
Dieu, qui connaît les secrets du cœur de chaque homme, jugera de tout cela.
(4) Les canons ne sont que des règles de vie promulguées à une époque donnée, pour un peuple donné et dans des circonstances données : ils n’ont pas un caractère absolu. La plupart sont d’ailleurs obsolètes et inappliqués. Ce qui importe, c’est l’esprit des canons et non pas leur lettre. Les canons sont faits pour l’Homme et non l’Homme pour lescanons.
(5)Maxime K. écrira : « Entraîné par sa vision prophétique, qui dépassait le temps et brûlait les étapes, le P. Eugraph considérait son devoir d’obéissance avant tout selon l’esprit et l’économie » (Orthodoxie et Occident, p.135).
(6) Vladimir Lossky, président de la confrérie, dénonça en 1935 les thèses du P. Boulgakov, Doyen de St Serge, au Métropolite Serge de Moscou, qui les condamna. Le Métropolite Euloge en fut blessé et rompit avec la Confrérie.
(7) Le Père Lev Gillet, qui était lui-même d’une grande intelligence et très cultivé, dira à Mgr Winnaert qu’Eugraph est « l’homme que je considère comme le plus remarquable à ma connaissance » (voir p.10). .
(8) Que d’ironie sur ce sujet chez les « bien-pensants » ! Mais ceux qui profèrent cette accusation ne se rendent pas compte de son ineptie. Si Eugraph avait été ambitieux, il n’aurait certainement pas choisi cette voie pleine d’embûches et de difficultés. L’Archevêque Théophane de Poltava lui avait prédit le martyre, en 1919, et sa mère, Inna, lui avait prédit à peu près la même chose, lorsqu’il s’agît de l’ordonner prêtre en 1937 (voir p.11, note 43). S’il était resté dans l’Eglise russe classique, historique, il aurait pu faire une très belle carrière ecclésiastique et atteindre les sommets. Il avait l’envergure d’un patriarche ! Le P. Eugraph dit, dans une homélie de 1956 (L’Orthodoxie occidentale), qu’il a prié Dieu, de 1925 à 1937, de lui faire rencontrer un occidental capable d’accomplir cette grande œuvre.
(9) Lettre du 12 janvier 1960, traduite du russe. Archives de l’ECOF
(10)D’où les accusations absurdes et infondées de « rite composite » ou de « création personnelle », faites par des gens qui ignoraient tout des rites occidentaux, et souvent même de l’histoire du rite byzantin, et qui confondaient Tradition et de ceux qui critiquaient le rite des Gaules restauré ne l’avaient jamais vu célébrer, ni même jamais lu. Ils critiquaient sans avoir eu l’honnêteté d’en prendre connaissance. Ces critiques étaient fondées sur des a-priori, des rumeurs, des ragots. Des liturgistes mondialement connus, comme Dom Lambert Beauduin, le fondateur de Chèvetogne, ou plus récemment l’évêque allemand Klaus Gamber, spécialiste des manuscrits liturgiques gallo-romains, ont reconnu publiquement le sérieux et la valeur des travaux de restauration de l’ancien rite des Gaules au sein de l’Orthodoxie par la Confrérie Saint-Photius et le P. Eugraph Kovalevsky.
(11) In memoriam Jean de Saint-Denis, témoignage de Maxime K., p. 27.
Métropole Orthodoxe Roumaine d’Europe Occidentale et Méridionale
- Université d’été 2013-