Par la victoire du Christ sur la mort et sur Satan, celui qui croit dans la Chair du Christ est restauré dans la communion de vie et d’amour avec Dieu et, uni au prochain, il n’aime "rien d’autre que Dieu seul" (Aux Eph. 9,11 ; Magn. 1). "Il vous convient donc de glorifier en toute manière Jésus-Christ qui vous a glorifiés, afin que, dans votre obéissance unanime, vous puissiez être parfaitement unis les uns aux autres dans un même esprit, dans une même volonté, et que vous teniez tous un même langage sur le même sujet" (Aux Eph. 2).
Pour saint Ignace, la première caractéristique des chrétiens est leur esprit d’amour, concret et désintéressé, ainsi que leur totale unanimité sur la foi (Aux Eph. 20 ; Tral. 12 ; Phil. Susc. ; A Pol.). La foi et l’amour mutuel sont une seule et même réalité, comme le commencement et la fin de la vie en Christ (Aux Eph. 14). L’unité mutuelle dans l’amour est "une image et une manifestation (ou : un enseignement) de l’immortalité " (Magn. 6). "Toutes ces choses ensemble sont bommes si vous croyez avec amour " (Aux Phila. 9). La foi, c’est "d’être réunis ensemble (en synaxis) en Dieu " (Magn. 10). "Dès lors, dans votre concorde et votre amour harmonieux, Jésus Christ est louangé " (Aux Eph. 4). Ce n’est que dans une telle harmonie d’amour que nous pouvons connaître que nous sommes participants de Dieu (Ibid.). "Il est don bénéfique que vous viviez dans une unité sans reproche, afin de jouir toujours de la communion avec Dieu " (Ibid.). De la sorte, la salvation et la sanctification ne sont réalisables que par l’unité de l’amour mutuel, dans la vie du Christ (Aux Eph. 2).
Pour Ignace, l’homme n’a pas, de soi-même, la vie. Dieu seul a la vie en lui-même, il est la Vie-en-Soi (autozoê). L’homme vit par participation. L’homme se trouvant retenu, par le diable, captif dans la mort, sa communion avec Dieu est viciée fondamentalement, et finit dans le tombeau. La restauration effective de la communion permanente et normal entre Dieu et l’homme n’est possible que par une résurrection réelle de l’homme opérée par Dieu Lui-même (Ezéchiel 37, 12 sqq), "Lui qui seul possède l’immortalité " (1 Tim. 6,16). Or, cette immortalité divine, Dieu la communique à la création : elle apparaît donc inséparable de l’énergie divine de l’amour. C’est pourquoi, "le breuvage de Dieu, c’est-à-dire Son Sang,… est l’amour incorruptible et la vie éternelle " (Aux Rom. 7). L’amour de Dieu n’est pas une relation (un pros ti) commandée par des motifs qui la dépassent. Si le Dieu des chrétiens relevait du domaine de la béatitude et s’y trouvait donc soumis, alors toutes ses relations réelles, à supposer qu’il en existât, seraient nécessaires. Or la vie de Dieu le Père qui, par essence, engendre le Fils et projette l’Esprit, est un amour personnel et désintéressé : cet amour, par la grâce et dans une liberté absolue, crée le monde ex nihilo par le Fils et dans le Saint Esprit, et, de même, maintient, sauve et sanctifie la création, non par des moyens créés, mais par sa propre énergie incréée.
Le salut n’est donc pas un simple rétablissement des relations adéquates entre Dieu et l’homme. Tout au contraire, le salut pour l’homme consiste à être restauré à la vie, que Dieu seul donne aux créatures. La grâce salvifique, dès lors, est l’énergie même de Dieu, vivifiante et incréée, qui régénère et justifie l’homme par la victoire sur le démon. La Chair du Christ est source de vie et de justification, non comme chair, mais comme Chair de Dieu. C’est pour cette raison que saint Ignace peut écrire : " Je désir le breuvage de Dieu, c’est-à-dire Son Sang" (Aux Rom. 7 ; cf Eph. 1)
Les doctrines moralisantes de la rédemption, qui posent l’homme d’ores et déjà en possession d’une âme immortelle, et font donc dépendre le salut d’un changement d’attitude de Dieu, de telle façon que chacun des deux partis trouve son compte à la transaction –de telles doctrines ne trouvent absolument aucune place dans la pensée de saint Ignace. La rédemption ne se ramène pas à un simple ajustement ou ré-arrangement des psychismes divin et humain. Ni non plus à un problème intellectuel- celui de l’identification des conceptions humaines avec les prototypes (universaux) immuables de l’essence divine, qui tous ensemble constituent la vérité. Ce n’est pas la relation adéquate de deux immortalités, celle de Dieu et celle de l’homme, qui est en jeu ; mais bien la restauration d’une immortalité perdue, maintenant prise dans les liens de la mort et, par suite, moralement corrompue.
Seule la participation à la vie divine et à l’amour de Dieu en Christ, permet, par l’amour concret du prochain, d’atteindre à l’immortalité, à la justification et à la victoire sur la mort (Aux Eph.20 ; Rom.7 ; Smyr. 7). Voilà précisément pourquoi ceux qui vivent en Christ dans l’amour mutuel et désintéressé deviennent "des pierres du temple du Père, équarries pour l’édifice de Dieu le Père, élevées jusqu’au faîte par le palan de Jésus Christ, qui est la Croix, avec le Saint Esprit pour corde… Vous, donc, aussi bien que tous vos compagnons de route, êtes des théophores (porte-Dieu) et des naophores (porte-temple), des porteurs du Christ et de Sa sainteté, ornés en tout par les commandements de Jésus Christ " (Aux Eph.9 ; cf aussi 15 ; Magn. 12 ; Phila. 7). Les chrétiens font toutes choses ensemble "dans le Fils, le Père et l’Esprit " (Magn. 13).
La conception mystérielle de l’Église comme Corps du Christ ne provient pas, chez Ignace, d’un enthousiasme personnel pour une union mystique avec Dieu, tel qu’on le trouve chez certains philosophes. Ces mystiques-là cherchent à voir individuellement des visions toujours plus claires des vérités éternelles contenues dans l’essence de l’Un, l’âme surpassant ou traversant les phénomènes matériels pour s’unir à la Réalité. La mystique d’Ignace n’a rien à voir avec la mystique philosophique ou avec le mysticisme naturel, qui supposent, au principe de leur quête, que la Réalité consiste dans ce dépassement du monde matériel, en sorte que deux immortalités naturelles _-deux immortels par nature-, l’âme et Dieu, puissent se réunifier.
Pour Ignace, ce monde-ci est la réalité même, parce qu’il a été créé par Dieu pour cela, et la preuve en est la résurrection historique du Christ, qui sauve le temps et l’histoire, et non pas du temps et de l’histoire.
En très vif contraste avec ses adversaires, de mentalité spiritualiste, Ignace présente un mysticisme intégralement christocentrique, disons mieux : sarcocentrique –c’est-à-dire où seuls la Chair et le Sang du Dieu-Homme ressuscité sont source de vie et de résurrection pour tous les hommes et dans tous les âges (Aux Eph. 1,7,19,20; Magn. 6,8; Smyr. 1,3; A Pol. 3; Magn. 9; Phila. 5,9).
La nature humaine de Dieu est le salut même, c’est-à-dire
1) la restauration de l’immortalité dans ceux qui participent concrètement à elle dans l’amour désintéressé ;
2) la justification de l’homme par la destruction de la mort et du diable, accusateur et geôlier de l’humanité ;
3) le don de pouvoir vaincre le diable, en luttant pour l’amour désintéressé de Dieu et du prochain dans la chair du Christ.
Ce mysticisme d’Ignace, centré sur le Christ et Sa Chair, ne représente pas un luxe doctrinal, simplement bon pour les plus enthousiastes ; tout au contraire, il est d’une absolue nécessité pour le salut, et constitue la base même de son ecclésiologie, qui est, en fait, celle du Nouveau Testament et de l’Ancienne Église.
Père Jean S. Romanidès