La sage-femme traditionnelle, émanation de la culture féminine locale, face au droit de regard de l'Eglise : une tutelle instaurée à la période moderne
Dans la France médiévale et moderne, avant le XVIIIe siècle, l’accouchement traditionnel – évènement plus social que médical – se déroule typiquement au foyer, c’est-à-dire dans un cadre affectif, privé, intime, quotidien. Depuis des temps immémoriaux, il est de coutume que le groupe des hommes – y compris le mari – s’éloigne au moment de la naissance. Celle-ci se présente comme un rituel féminin, une célébration partagée entre femmes.
Une simple « femme qui aide »
Dans cet univers féminin où les hommes sont absents, la figure qui s’impose est celle de la sage-femme traditionnelle, appelée la matrone. En dépit de l’importance sociale et rituelle de sa fonction, il s’agit d’une femme âgée et habituellement veuve, de basse condition. Modeste, elle n’exige pas de gages. A la campagne encore plus qu’à la ville, elle est peu rétribuée, le plus souvent symboliquement, en nature, selon l’aisance du ménage. Son assistance possède un caractère informel : c’est un service rendu pour soulager la « femme en travail », par une femme charitable qui s’est vue reconnaître une certaine autorité en la matière. Ce n’est pas pleinement une profession, elle n’a d’ailleurs pas reçu de formation au sens strict. Son art, elle l’a appris « sur le tas », quelquefois par le hasard d’un service rendu fortuitement (la voisine accouchant la voisine), mais en règle générale elle l’a recueilli oralement et empiriquement en suivant les traces d’une matrone plus vieille et expérimentée.
Une démiurge régnant sur les couches
Si certains veulent voir dans la matrone une femme sans honneur effectuant une tâche vile et dégradante, car l’impureté de ce sang particulier dans la circonstance des couches retomberait sur celle transgressant le tabou, il est incontestable qu’elle est un personnage-clé de la cité ou du village. Issue de la communauté dans laquelle elle pratique, elle a été investie de ce « pouvoir » d’assister les accouchements par la confiance de ses semblables. Elle est donc à la fois respectée et crainte. Un certain mystère émane de sa fonction qui la met en rapport avec les vivants (elle « lève » les enfants) et les morts (elle fait aussi la toilette des morts et dirige les veillées mortuaires) : elle est l’« instrument des passages » (M. Laget). Nécessaire à la communauté qui est tributaire de ses « petits secrets », la sage-femme d’autrefois jouit encore d’une étonnante liberté d’action. En effet, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, pratiquement aucune contrainte ne s’exerce sur sa personne. Elle préside aux couches, règne littéralement sur la chambre de l’accouchée. Même devenue sénile, elle garde de l’autorité sur les naissances.
L’accouchement au féminin, terrain d’élection pour le diable
Le caractère strictement féminin, calfeutré, intime, entouré de secrets et quasiment « magique » de l’accouchement a suscité du côté des hommes – et d’abord des ministres de la religion catholique toujours prompts à suspecter de l'hérésie – l’émergence d’une inquiétude croissante. Dans l’univers clos de la chambre où se déroule l'accouchement, ils croient déceler des relents de paganisme et de sorcellerie. De par son âge avancé, son sexe et sa fonction, la matrone est en effet bien placée à leurs yeux pour incarner des coutumes superstitieuses. Elle serait la détentrice d’incantations magiques, de recettes, de breuvages, d’amulettes, de gestes et de savoirs transmis aveuglément de génération en génération, et potentiellement nocifs. C'est pourquoi la surveillance la plus précoce des accouchements a été instaurée au XVIIe siècle par l’Eglise catholique.
Les devoirs de la sage-femme chapeautée par l'Eglise
Il existait déjà en certains endroits une tutelle du corps ecclésiastique, mais elle devient plus manifeste et plus étroite à partir de la Réforme. L’Eglise catholique appelle de ses vœux une « bonne matrone » possédant la crainte de Dieu, la piété, les bonnes mœurs et la connaissance du sacrement du baptême. L’aptitude médicale est secondaire à ses yeux : il ne s’agit pas encore d’une soumission professionnelle de la sage-femme, mais seulement d’un contrôle de son orthodoxie morale et religieuse. Ainsi l’Eglise « force la porte de la chambre » en justifiant cette intrusion par l’importance de la lutte contre l’hérésie, les pratiques de sorcellerie et la complicité d’avortement ou d’infanticide (dont les femmes sont plus vivement accusées en cette période d’affrontements confessionnels). Il s’agit également de lui enseigner, par le biais du curé, l’administration correcte du « petit baptême » (ondoiement) afin de sauver l’âme de l’enfant susceptible de ne pas survivre au-delà de quelques instants. Sans ce baptême minimal, effectué quelquefois in utero ou sur le seul membre sorti, la sage-femme se rendrait coupable de « non-assistance spirituelle à fœtus en danger » car ce dernier deviendrai un refuge pour le diable (M. Laget). La sage-femme prête désormais serment devant le prêtre. Selon J. Gélis, l’Eglise a, de cette façon, « enfoncé un coin dans la solidarité des femmes ».
4 juil. 2010 Eline Demaret