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14 mars 2019 4 14 /03 /mars /2019 00:06
 

par Élisabeth Behr-Sigel

 

LES LAÏCS DANS L'ÉGLISE

Ce texte a été mis en forme à partir de notes manuscrites. Il constitue l’introduction générale au cours donné par Élisabeth Behr-Sigel à l’Institut supérieur d’études œcuméniques (ISEO, Paris) sur le thème : " Théologie du sacerdoce royal des laïcs dans l’Église ".

 

Quelle est la place des laïcs dans l’Église orthodoxe ?

La réponse à cette question n’est pas simple. Car cette place résulte d’une part des grands principes de l’ecclésiologie orthodoxe, mais d’autre part, plus concrètement, de l’application et de l’interprétation de ces principes à travers l’histoire, dans des situations différentes et parfois de l’occultation de ces principes, par suite de la faiblesse, de l’ignorance et du péché humain.

a) En ce qui concerne l’interprétation et l’application des principes, il faut tenir compte de la grande marge de liberté des Églises locales du point de vue de leur organisation interne. L’Église orthodoxe est en effet une communion d’Églises sœurs jouissant d’une large autonomie à l’intérieur d’un cadre commun, constitué par l’adhésion aux grandes affirmations des symboles de la foi formulés par les conciles œcuméniques (Nicée, Constantinople, Chalcédoine). Il existe à l’intérieur de ce cadre une grande variété, dû à l’absence de code de Droit canon universel qui règlerait les relations entre les laïcs et la hiérarchie et fixant d’une façon précise leurs droits partout et toujours, ainsi que leurs attributions spécifiques.

Prenons pour exemple le rôle joué par les laïcs dans le choix des évêques : en principe le peuple de l’Église doit participer à ce choix. Ce rôle peut se réduire à un rite assez formel : le cri de axios (" il est digne ") de la communauté lors du sacre de l’évêque. Ailleurs, ce choix prend la forme d’élections démocratiques qui proposent divers candidats.

b) Aujourd’hui, dans l’Église orthodoxe comme dans d’autres communautés ecclésiales chrétiennes se fait ressentir le besoin d’un ressourcement créatif pour redéfinir, retrouver des relations harmonieuses entre le peuple de l’Église, le troupeau, et ceux qui sont appelés à assumer des responsabilités spécifiques d’ordre pastoral. Ce ressourcement créatif a aussi pour but de donner un contenu positif au terme " laïc ", trop souvent défini de façon purement négative : les laïcs englobent les membres du peuple de Dieu qui n’ont pas reçu l’ordination les intégrant au clergé (sacerdotium), qui ne jouissent pas des mêmes droits que ce dernier, qui n’occupent pas un ministère spécifique, publié au sein de l’Église.

Il est nécessaire de prendre conscience du besoin de mener une telle réflexion. Nous devons être vigilants à ne pas tomber dans le triomphalisme orthodoxe, qui consiste à opposer aux défauts que l’on croit constater dans les autres Églises (autoritarisme clérical romain, individualisme anarchique, voire absence de ministère pastoral authentique dans le protestantisme), l’équilibre harmonieux entre sacerdoce royal de tous et sacerdoce ministériel de quelques uns, ce qui serait l’apanage d’une Église orthodoxe idéalisée. La conciliarité orthodoxe est sans cesse à réinventer, repenser, à réincarner dans la réalité empirique de la vie de nos communautés.

Nous remercions Olga Lossky
de nous avoir communiquer ce texte inédit
des archives d’Élisabeth Behr-Sigel.

 


LA SIGNIFICATION DU MINISTÈRE

Ce texte fut publié en anglais par le Conseil œcuménique des Églises en 1999 suite à deux rencontres qui eurent lieu à Damas et à Constantinople. Ces rencontres avaient pour but de " laisser parler les femmes orthodoxes " (et aussi quelques hommes) sur un grand nombre de sujets touchant la vie des femmes dans l’Église. On y retrouve deux contributions d’Élisabeth Behr-Sigel, l’une sur " Jésus et les femmes " (version française dans Discerner les signes des temps), l’autre sur " La signification du ministère ".

Note introductive par le père Boris Bobrinskoy : Depuis quelques années l’accession des femmes à certains ministères ordonnés dans l’Église est devenu de plus en plus un problème dans l’orthodoxie. C’est du pas seulement à l’influence indirecte d’autres Églises, mais également à l’effet cumulatif des profonds changements de la place des femmes dans la société moderne et la réflexion qui s’en suivit chez un certain nombre de femmes orthodoxes. Une des figures des plus remarquables parmi celles-ci est Élisabeth Behr-Sigel. Dans cette brève composition, elle présente une synthèse remarquable des discussions antérieures concernant la signification théologique des ministères dans l’Église.

Certes, sur ce sujet complexe à propos duquel aucune position orthodoxe claire n’a encore été définie (parce que c’est un tout nouveau problème), tout un chacun peut avoir des intuitions, des convictions et même des préjugés – et le point de vue présenté dans ce qui suit est une position respectable parmi d’autres, qui sont également respectables. Ce qui importe est que la réflexion ait lieu, même si nous n’en savons pas encore l’issue à ce jour. L’Église est constamment confrontée à des défis du monde, et si elle doit se montrer elle-même dans une éternelle jeunesse, elle doit répondre aux signes des temps. Ceci ne signifie évidemment pas qu’elle doit plier sous les pressions du monde, mais plutôt, avec l’aide du Saint Esprit – donc, dans la tradition de l’Église – avoir des réponses sérieuses, profondes et créatives qui correspondent aux nouvelles réalités de la race humaine sur son chemin vers le Royaume de Dieu.

*  *  *

Ministère, du Latin ministerium, veut dire, d’après son étymologie, " service ". Le ministère est la fonction de celui qui sert. Un ministre est un serviteur. Dans le langage ecclésiastique d’aujourd’hui, le champ sémantique de ces termes s’est limité à l’aspect clérical. Nous parlons du " ministère " d’un évêque, d’un prêtre, ou bien d’un pasteur protestant, d’un rabbi ou d’un imam. Ils sont des " ministres de la religion ". D’autre part, les laïcs qui remplissent des offices dans l’Église, même si c’est régulièrement, ne s’appellent pas " ministres ". Leur service n’est pas un " ministère ". Le sacerdoce royal des croyants laïcs est reconnu par les théologiens, mais ils le distinguent soigneusement du soi-disant sacerdoce " ministériel ", qui est le propre du prêtre.

Cette distinction sémantique n’est pas innocente. Elle est symptomatique de la séparation qui a été instituée et accentuée, spécialement depuis le Moyen-Âge, entre ceux qu’on appelle le clergé, des personnes mises à part pour le service divin, et les laïcs. Les laïcs sont cependant également des membres du peuple de Dieu : le mot laïc vient du latin ecclésiastique laicus, qui a son origine dans le grec laos tou Theou, " peuple de Dieu ". La sémantique semble révéler un clivage dans la réalité sociale de l’Église. Est-ce que cela veut dire que la chrétienté, qui a commencé en tant que mouvement laïc – un mouvement suspect aux yeux du clergé de l’époque (les prêtres qui ont poussé à ce que Jésus soit condamné et mis à mort) – est devenu une institution gérée par le clergé ? Est-ce qu’il n’y a pas moyen de repenser et de clarifier le sens du sacerdoce royal à la lumière de l’Évangile, sacerdoce auquel sont appelés tous les baptisés et repenser aussi celui du ministère spécifique qui est devenu le territoire de quelques-uns ?

Depuis le commencement l’Église a fait une distinction entre différents offices ou ministères. Dans les textes les plus anciens, comme les lettres de Paul, ceci ressort de la vision de l’Église comme Corps du Christ, dont les membres ont des fonctions différentes, ou bien comme un édifice spirituel construit par chacun et dans chacun, avec chaque personne participante dans la tâche commune selon les charismes qu’il ou elle a reçus selon la libre et souveraine dispersion du Seigneur par l’Esprit : " C’est lui encore qui a donné aux uns d’être apôtres, à d’autres d’être prophètes, ou bien pasteurs et docteurs, organisant ainsi les saints pour l’œuvre du ministère, en vue de la construction du Corps du Christ ", (Ép 4, 11-13).

La diversité des ministères est donc une partie de notre vocation divine – mais diversité dans l’unité : " Il y a certes, diversité de dons spirituels, mais c’est le même Esprit, diversité de ministères, mais c’est le même Seigneur ; diversité d’opérations, mais c’est le même Dieu qui opère tout en tous " (1 Co 12, 4-5). L’Église se comprend et fait l’expérience ici d’une communauté, ou mieux, d’ une communion de personnes – à l’image de la Trinité – qui travaille d’une manière conciliaire pour édifier le corps du Christ, qui est aussi le temple de l’Esprit Saint.

Cependant, au cours des siècles, par différentes influences et comme conséquence de la faiblesse humaine et du péché, cette vision lumineuse a été remplacée par une image de l’Église comme une pyramide de " pouvoirs " où la distinction entre les charismes s’est durcie en instrument de séparation et d’exclusion. De différentes façons, cet assombrissement du véritable " être ecclésial " eut lieu à la fois à l’Est et à l’Ouest. On peut en voir un symptôme dans l’évolution de l’iconostase dans les Églises orthodoxes. Elle commença comme une légère barrière transparente, une tribune pour les images du Christ et de la Mère de Dieu, mais elle devint un mur d’images derrière lesquelles, dans un espace sacré apparemment séparé du peuple, le clergé officie.

Mais une telle séparation entre clergé et laïcs n’a jamais été un dogme de l’Église orthodoxe et est étranger à la théologie orthodoxe du sacerdoce. La conscience du sacerdoce royal de tous les baptisés est transmis par l’Évangile, par les rites chrétiens de l’initiation et par les prières eucharistiques, et elle continue d’exister dans la profondeur de la conscience ecclésiale – parfois, hélas, caché comme le talent caché dans la terre ou le trésor dans le champ des paraboles de Jésus. De temps en temps des voix prophétiques se lèvent pour éveille l’Église de sa torpeur. Un exemple bien connu est celui de Séraphin de Sarov dans la Russie du XIXe siècle, qui appelait chacun, clergé et laïc, hommes et femmes, à " acquérir l’Esprit Saint ", et il fut l’inspiration mystique de tous ceux et celles qui par la suite allaient devenir les confesseurs et les martyrs de la foi sous la persécution communiste.

Ce sens d’un ministère et d’une responsabilité communs partagés par tous s’est manifesté d’une autre façon pendant l’épreuve de la grande diaspora orthodoxe du XXe siècle. Le fait de vivre la diaspora a signifié pour des millions d’orthodoxes une rencontre traumatisante et en même temps stimulante avec le monde occidental – et pour quelques chrétiens occidentaux elle a été l’occasion de rencontrer la théologie et la spiritualité des chrétiens de l’est. Cette situation produit aujourd’hui – non sans quelque résistance – un retour créatif aux sources de notre ecclésiologie et de la théologie du ministère qui en est son corollaire. De plusieurs œuvres théologiques orthodoxes que nous pouvons mentionner en rapport avec ceci, je me référerai à un seul petit ouvrage seulement, à la fois synthétique et poétique, clair et profond, écrit par un guide spirituel qui était aussi un grand théologien : le père Lev Gillet. (1)

La source de tout ministère, affirme Lev Gillet, se trouve en Jésus Christ, qui était à la fois le serviteur par excellence, s’étant humilié lui-même et devenant un être humain (Ph 2, 6-11 ; cf. Jn 13, 3-16), et aussi l’unique prêtre dans le sens plénier du terme, comme le proclame avec vigueur l’épître aux Hébreux. C’est lui qui est " Celui qui offre et celui qui est offert ", d’après les paroles de la liturgie de Saint Jean Chrysostome. Offert à Dieu, " une fois pour toutes " (Hé 10, 10), le sacrifice de Jésus le fit " unique médiateur entre Dieu et les hommes " (Tm 2, 5). Jésus voulut cependant que les gens, les êtres humains, participent à son œuvre de rédemption et de sanctification. Il confia des tâches à ses disciples, il envoya les apôtres. Ceci est le fondement du sacerdoce commun de tous les baptisés. Les paroles de l’apôtre Pierre s’adressent à tous les chrétiens : " Vous-mêmes…prêtez-vous à l’édification d’un édifice spirituel, vous êtes un sacerdoce saint, en vue d’offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus Christ… vous êtes… un sacerdoce royal ". (1 P 2, 5 ; 9).Ce qui est signifié ici, dans un sens très réel, c’est un sacerdoce universel, la réalisation de la vocation de l’humanité selon Genèse 1 – un appel assombri par le péché, mais jamais aboli, et qui reçut son accomplissement dans l’Homme-Dieu ; une vocation à laquelle, en communion avec Jésus Christ par l’Esprit Saint, tous les baptisés participent dans l’Église, le sein de la nouvelle humanité.

C’est le sens de la chrismation ou de la confirmation des nouveaux baptisés qui suit immédiatement leur baptême – l’onction – ou l’engagement avec la marque de l’Esprit Saint – des bras et des jambes, et particulièrement des organes des sens, par lesquels la personne humaine entre en relation avec les autres personnes et avec le monde animé et inanimé ; consécration de la personne entière, appelé à s’offrir lui-même ou elle-même et à offrir au Créateur toute la création qui est confiée à ses soins (Gn. 1 :28). " Nous t’offrons ce qui est à toi de ce qui est à toi, en toutes choses et pour tout " – c’est la prière de la foi orthodoxe pendant l’offertoire de la liturgie eucharistique.

En ce moment l’œuvre divine atteint son but et son apogée. À ce moment nous prions pour toute la création, nous consacrons tous les êtres humains et le monde entier à Dieu, nous accomplissons l’office de prêtre, de sorte que notre sacerdoce peut être le sacerdoce ministériel délégué par l’Église, ou bien le sacerdoce royal que les Ecritures attribuent à tous les croyants. (2)

Ce sacerdoce s’exprime et reçoit son sens des prières et rites liturgiques, mais tous les baptisés ensemble sont appelés à le vivre pleinement dans le monde, quelle que soit la forme que leur service prend.

Cependant quelques rares personnes dans l’Église sont appelées pour être les " ministres " des mystères du Christ dans un sens particulier. La mission des évêques et des presbytres dans la succession apostolique consiste à être les témoins de la foi apostolique, les pasteurs et les guides des Églises locales dont ils sont responsables et dans lesquelles, comme tels, ils président le culte rendu par la communauté. En tant que dispensateurs de la parole et des sacrements, ils sont (encore selon les paroles de Lev Gillet) " ceux qui intercèdent et qui sont les instruments externes et visibles de cette grâce sacerdotale invisible dont l’Église toute entière, clergé et laïcs, sont les dépositaires. ". D’après l’enseignement orthodoxe, leur sacerdoce n’est pas ontologiquement différent du sacerdoce de tous les croyants. Il n’est pas " d’une autre essence " que le leur. Mais ils sont responsables d’une fonction particulière, de l’accomplissement de ce pour quoi l’Église prie, confiante dans les promesses du Seigneur, à savoir qu’ils reçoivent les dons de l’Esprit.

Ceci est le sens des bénédictions que nous appelons " ordinations ", conférées à ceux que l’Église a appelé pour les ministères de diacre, presbytre ou évêque. L’ordination ne signifie pas une promotion à un degré plus élevé dans la hiérarchie dont le sacerdoce royal ou les soi-disant ordres " mineurs " sont les degrés inférieurs. C’est plutôt le signe des dons de l’Esprit accordés par le Seigneur – à condition que l’on soit ouvert à sa grâce – aux serviteurs à qui il donne la mission de nourrir et de fortifier l’appel de tous au sacerdoce commun (3), de ceux qu’ils servent en son nom, Cette théologie du sacerdoce et des ministères est le contexte dans lequel le problème de la possibilité de l’accession des femmes au sacerdoce ministériel se pose aujourd’hui dans l’Église orthodoxe -de façon encore très timide. Selon l’opinion de l’évêque Kallistos Ware – un des meilleurs théologiens orthodoxes contemporains – cela demeure une " question ouverte " (4).

Extrait de : Kyriaki K. FitzGerald, Orthodox Women Speak : 
Discerning the "Signs of the Times"
, WCC Publications, Geneva ;
Holy Cross Orthodox Publications, Brookline, MA, USA, 1999.
Traduction : Valère De Pryck.


NOTES

1. La plupart des œuvres de Lev Gillet sont publiés sous le pseudonyme : " Un Moine de l’Eglise d’Orient ". L’œuvre utilisée ici est l’Offrande Liturgique, Paris, Cerf, 1988, qui comprend deux études publiées d’abord à Beyrouth pour le mouvement de la jeunesse orthodoxe du Patriarcat d’Antioche : " Notes sur la liturgie " et " Sois mon prêtre ". Parmi d’autres études, mentionnons Nicolas Afanasiev, L’Église du Saint Esprit, Paris, Cerf, 1975, et Jean Zizioulas, L’Être ecclésial, Genève, Labor et Fides, 1981.
2. L’Offrande Liturgique, p.46.
3. Je voudrais spécialement faire référence ici aux intuitions d’Alexandre Boukharev (1822-71), un grand théologien russe qui ne fut pas compris à son époque. Cf. Élisabeth Behr-Sigel, Alexandre Boukharev, Paris, Beauchesne, 1977.
4. Cf. Kallistos Ware, " Man, Woman and the Priesthood of Christ ", in Peter Moore, ed., Man, Woman and Priesthood, London, SPCK, 1979 ; une nouvelle édition sort de press chez St Vladimir’s Seminary Press. Voir aussi Élisabeth Behr-Sigel, Le Ministère de la femme dans l’Église, Paris, Cerf, 1987 ; " La Consultation de Rhodes sur la place de la femme dans l’Église ", Contacts, 1989 ; et " Femmes et sacerdoce ", Contacts, 1990.

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