7 septembre 2021
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23:02
Vladimir GOLOVANOW
De nombreux débats portent chez nous sur la "qualité" de l'Orthodoxie pratiquée actuellement en Russie. Je propose ce témoignage personnel à verser au dossier, sans prétendre ni répondre à toutes les questions ni délivrer un message scientifique. Je témoigne.
À prés de 60 ans mon cousin moscovite A* est un poète et un critique litéraire assez connu; il jouit d'une reconnaissance certaine dans le milieu, il est vrai restreint, de ceux qu'intéresse la poésie russe contemporaine et il est, à mon sens, assez représentatif d'une grande partie de l'intelligentsia actuelle.
Un athéisme modéré
J'ai fais sa connaissance au cours des 2 mois que je passais à Moscou durant l'été 1969. Il me fit connaitre les nuits tumultueuses des étudiants de Moscou qui reconstruisaient le monde, comme d'habitude, dans des cuisines enfumées et avec force vodka… Il est arrivé que les voisins excédés par le bruit appellent la milice, et on m'avait fait sortir par la fenêtre pour ne pas compliquer les choses en impliquant un étranger.
De nombreux débats portent chez nous sur la "qualité" de l'Orthodoxie pratiquée actuellement en Russie. Je propose ce témoignage personnel à verser au dossier, sans prétendre ni répondre à toutes les questions ni délivrer un message scientifique. Je témoigne.
À prés de 60 ans mon cousin moscovite A* est un poète et un critique litéraire assez connu; il jouit d'une reconnaissance certaine dans le milieu, il est vrai restreint, de ceux qu'intéresse la poésie russe contemporaine et il est, à mon sens, assez représentatif d'une grande partie de l'intelligentsia actuelle.
Un athéisme modéré
J'ai fais sa connaissance au cours des 2 mois que je passais à Moscou durant l'été 1969. Il me fit connaitre les nuits tumultueuses des étudiants de Moscou qui reconstruisaient le monde, comme d'habitude, dans des cuisines enfumées et avec force vodka… Il est arrivé que les voisins excédés par le bruit appellent la milice, et on m'avait fait sortir par la fenêtre pour ne pas compliquer les choses en impliquant un étranger.
C'était les débuts de cette dissidence qui allait abattre le régie vingt ans après et je me souviens d'une traversée nocturne de la place Dzerjinski (maintenant redevenue Loubianka), en rentrant après le dernier métro, où A* me dit, en regardant le monument au fondateur de la Tcheka: "Celui-là, si on pouvait lui passe la corde au cou et le balancer dans le Dniepr" (1)… j'avais souri de cette vision utopique!
Nous évoquions peu la religion: j'avais été élevé dans l'Orthodoxie par mes grand-mères et les cours de catéchisme de l'école du jeudi rue Daru, mais cela restait assez enfantin. Ses parents étaient des membres convaincus du Parti et lui-même professait un athéisme modéré: "Dieu n'a pas de place dans ma conception du monde" m'avait-il expliqué. Nous avions aussi une cousine de 12 ans qui répétait naïvement ce qu'on lui serinait à l'école: "si Dieu existe, pourquoi on ne le voit pas…". A* ne relevait pas.
Un intérêt culturel
Nous nous revîmes quand je passais plusieurs mois à Moscou en 1973-74.
La jeunesse Moscovite bouillonnait de plus en plus et je fis connaissance avec le "samizdat". A* approuvait sans s'engager; il commençait une prometteuse carrière de journaliste et ne voulait pas entrer au Parti. Dieu ne l'intéressait toujours pas, mais il me demanda de lui rapporter une Bible, car "un intellectuel qui se respecte se devait de connaitre ce monument de la littérature mondiale". Je lui en apportais une, petit format, bien cachée dans les documents professionnels au passage de la douane… Mon cousin m'emmena aussi à un mariage à la campagne: le couple préférait s'éloigner de Moscou pour éviter les ennuis, et la cérémonie, avec les trois enfants des mariés et le chœur réduit à deux babouchka hors d'âge, me fit une forte impression.
Nos contacts s'espacèrent pendent 15 ans car je n'allais que rarement en Russie à la fin de l'ère brejnévienne. A* était un journaliste apprécié, mais son refus d'adhérer au Parti lui fermait les grands quotidiens. Il commença à publier quelques poèmes… Puis je vécus carrément chez lui de 1991 à 2000, quand je passais la moitié de mon temps en Russie. Il s'était alors engagé au coté des démocrates, depuis les barricades contre le putsch d'août 1991 jusqu'au soutien à Eltsine en octobre 1993; puis la politique le déçut. Par contre son intérêt pour la culture orthodoxe croissait et nous participâmes ensemble à une splendide Liturgie pascale en 1995, dans le "Nouveau monastère du Christ Sauveur" récemment rendu à l'Église.
"Protestantisme orthodoxe" et anticléricalisme
Je viens de retourner à Moscou et là nous parlâmes religion: mon cousin a clairement changé de conviction et fait maintenant partie des 70% de Russes qui se déclarent Orthodoxes "parce que l'Orthodoxie fait intrinsèquement partie du fond culturel russe"; mais, comme la majorité de ceux qui pensent cela, il ne connait rien à l'Orthodoxie! Il se méfie de l'Eglise, dont il ne voit que la pesante organisation administrative avec tous ses défauts humain, et il cherche par lui-même en commençant par le début: la Bible et la Liturgie à Pâques et Noël essentiellement. Cela donne donc une espèce de "protestantisme orthodoxe" où il ne garde que les bases de la christologie, accepte la Mère de Dieu et les saints sans se poser de question et considère le reste comme sans importance… Heureusement il a trouvé un excellent guide spirituel dans "Le Journal" du père Alexandre Schmemann: c'est encore récent, mais je pense qu'il va vite progresser!
L'attitude de mon cousin vis-à-vis de l'Eglise russe est très caractéristique: il reconnait évidement son indépendance du pouvoir et il constate son influence sur la société, mais il trouve cette influence totalement exagérée eu égard au nombre très faible de véritable pratiquants, dont il ne veut pas faire partie. Il n'aime pas les membres du clergé, qu'il considère comme des fonctionnaires principalement attirés par la sécurité de l'emploi, la possibilité de faire carrière sans risques et le gout du pouvoir à tous les niveaux.
Il critique ainsi violemment les deux interventions récentes de l'Eglise dans le domaine quasi-législatif: la lettre du Patriarche concernant la question "du soutien gouvernemental à la famille, la maternité et l'enfance" et la proposition du Responsable du Département patriarcal des relations avec la Société. Dans les deux cas, d'ailleurs, ce n'est pas tant le fond que la forme qui choque mon cousin:
• L'intervention du Patriarche contre l'avortement parait légitime, puisque cela fait partie des bases doctrinales de l'Eglise; par contre la proposition de rendre l'avortement payant lui parait clairement en dehors du rôle de l'Eglise qui ne doit pas se mêler des finances publiques.
• De même l'intervention du père Vsevolod Tchaplin, dénonçant le mauvais gout de certaines tenues vestimentaires peut se comprendre, mais de là à vouloir définir un code vestimentaire ("dress-code"… en russe :-) ), voire chercher à l'imposer réglementairement, semble aussi aller trop loin.
En conclusion:
Il me semble que la description de ce cas concret, assez représentatif d'une couche sociale qui a une influence sur l'opinion générale, montre très concrètement tous les paradoxes et les difficultés que doit affronter l'Eglise en Russie. Elle est évidement en phase de renaissance et de croissance, ce qui l'amène à affronter les troubles inhérents à ces périodes de transition, et cette période est loin d'être terminée. Il ne faut pas se laisser illusionner par l'ouverture d'un grand nombre d'Eglise au centre de Moscou, le chemin qui reste à parcourir sera long et périlleux, mais le mouvement ainsi lancé me semble bien aller dans le bon sens! Rappelons d'ailleurs que l'intelligentsia avait abandonné l'Eglise dès la fin du XIXe siècle et, bien que le catéchisme fut obligatoire dans les écoles, la population ne se fit pas trop prier pour suivre ceux qui voulaient détruire la religion en commençant par les églises… Là le mouvement me semble, heureusement, inverse.
En conclusion:
Il me semble que la description de ce cas concret, assez représentatif d'une couche sociale qui a une influence sur l'opinion générale, montre très concrètement tous les paradoxes et les difficultés que doit affronter l'Eglise en Russie. Elle est évidement en phase de renaissance et de croissance, ce qui l'amène à affronter les troubles inhérents à ces périodes de transition, et cette période est loin d'être terminée. Il ne faut pas se laisser illusionner par l'ouverture d'un grand nombre d'Eglise au centre de Moscou, le chemin qui reste à parcourir sera long et périlleux, mais le mouvement ainsi lancé me semble bien aller dans le bon sens! Rappelons d'ailleurs que l'intelligentsia avait abandonné l'Eglise dès la fin du XIXe siècle et, bien que le catéchisme fut obligatoire dans les écoles, la population ne se fit pas trop prier pour suivre ceux qui voulaient détruire la religion en commençant par les églises… Là le mouvement me semble, heureusement, inverse.
(1) Allusion à l'idole de Peroun, le principal dieu des Slaves, que Saint Vladimir avait fait jeter dans le fleuve en 988, lors du baptême de Kiev.
Nous évoquions peu la religion: j'avais été élevé dans l'Orthodoxie par mes grand-mères et les cours de catéchisme de l'école du jeudi rue Daru, mais cela restait assez enfantin. Ses parents étaient des membres convaincus du Parti et lui-même professait un athéisme modéré: "Dieu n'a pas de place dans ma conception du monde" m'avait-il expliqué. Nous avions aussi une cousine de 12 ans qui répétait naïvement ce qu'on lui serinait à l'école: "si Dieu existe, pourquoi on ne le voit pas…". A* ne relevait pas.
Un intérêt culturel
Nous nous revîmes quand je passais plusieurs mois à Moscou en 1973-74.
La jeunesse Moscovite bouillonnait de plus en plus et je fis connaissance avec le "samizdat". A* approuvait sans s'engager; il commençait une prometteuse carrière de journaliste et ne voulait pas entrer au Parti. Dieu ne l'intéressait toujours pas, mais il me demanda de lui rapporter une Bible, car "un intellectuel qui se respecte se devait de connaitre ce monument de la littérature mondiale". Je lui en apportais une, petit format, bien cachée dans les documents professionnels au passage de la douane… Mon cousin m'emmena aussi à un mariage à la campagne: le couple préférait s'éloigner de Moscou pour éviter les ennuis, et la cérémonie, avec les trois enfants des mariés et le chœur réduit à deux babouchka hors d'âge, me fit une forte impression.
Nos contacts s'espacèrent pendent 15 ans car je n'allais que rarement en Russie à la fin de l'ère brejnévienne. A* était un journaliste apprécié, mais son refus d'adhérer au Parti lui fermait les grands quotidiens. Il commença à publier quelques poèmes… Puis je vécus carrément chez lui de 1991 à 2000, quand je passais la moitié de mon temps en Russie. Il s'était alors engagé au coté des démocrates, depuis les barricades contre le putsch d'août 1991 jusqu'au soutien à Eltsine en octobre 1993; puis la politique le déçut. Par contre son intérêt pour la culture orthodoxe croissait et nous participâmes ensemble à une splendide Liturgie pascale en 1995, dans le "Nouveau monastère du Christ Sauveur" récemment rendu à l'Église.
"Protestantisme orthodoxe" et anticléricalisme
Je viens de retourner à Moscou et là nous parlâmes religion: mon cousin a clairement changé de conviction et fait maintenant partie des 70% de Russes qui se déclarent Orthodoxes "parce que l'Orthodoxie fait intrinsèquement partie du fond culturel russe"; mais, comme la majorité de ceux qui pensent cela, il ne connait rien à l'Orthodoxie! Il se méfie de l'Eglise, dont il ne voit que la pesante organisation administrative avec tous ses défauts humain, et il cherche par lui-même en commençant par le début: la Bible et la Liturgie à Pâques et Noël essentiellement. Cela donne donc une espèce de "protestantisme orthodoxe" où il ne garde que les bases de la christologie, accepte la Mère de Dieu et les saints sans se poser de question et considère le reste comme sans importance… Heureusement il a trouvé un excellent guide spirituel dans "Le Journal" du père Alexandre Schmemann: c'est encore récent, mais je pense qu'il va vite progresser!
L'attitude de mon cousin vis-à-vis de l'Eglise russe est très caractéristique: il reconnait évidement son indépendance du pouvoir et il constate son influence sur la société, mais il trouve cette influence totalement exagérée eu égard au nombre très faible de véritable pratiquants, dont il ne veut pas faire partie. Il n'aime pas les membres du clergé, qu'il considère comme des fonctionnaires principalement attirés par la sécurité de l'emploi, la possibilité de faire carrière sans risques et le gout du pouvoir à tous les niveaux.
Il critique ainsi violemment les deux interventions récentes de l'Eglise dans le domaine quasi-législatif: la lettre du Patriarche concernant la question "du soutien gouvernemental à la famille, la maternité et l'enfance" et la proposition du Responsable du Département patriarcal des relations avec la Société. Dans les deux cas, d'ailleurs, ce n'est pas tant le fond que la forme qui choque mon cousin:
• L'intervention du Patriarche contre l'avortement parait légitime, puisque cela fait partie des bases doctrinales de l'Eglise; par contre la proposition de rendre l'avortement payant lui parait clairement en dehors du rôle de l'Eglise qui ne doit pas se mêler des finances publiques.
• De même l'intervention du père Vsevolod Tchaplin, dénonçant le mauvais gout de certaines tenues vestimentaires peut se comprendre, mais de là à vouloir définir un code vestimentaire ("dress-code"… en russe :-) ), voire chercher à l'imposer réglementairement, semble aussi aller trop loin.
En conclusion:
Il me semble que la description de ce cas concret, assez représentatif d'une couche sociale qui a une influence sur l'opinion générale, montre très concrètement tous les paradoxes et les difficultés que doit affronter l'Eglise en Russie. Elle est évidement en phase de renaissance et de croissance, ce qui l'amène à affronter les troubles inhérents à ces périodes de transition, et cette période est loin d'être terminée. Il ne faut pas se laisser illusionner par l'ouverture d'un grand nombre d'Eglise au centre de Moscou, le chemin qui reste à parcourir sera long et périlleux, mais le mouvement ainsi lancé me semble bien aller dans le bon sens! Rappelons d'ailleurs que l'intelligentsia avait abandonné l'Eglise dès la fin du XIXe siècle et, bien que le catéchisme fut obligatoire dans les écoles, la population ne se fit pas trop prier pour suivre ceux qui voulaient détruire la religion en commençant par les églises… Là le mouvement me semble, heureusement, inverse.
En conclusion:
Il me semble que la description de ce cas concret, assez représentatif d'une couche sociale qui a une influence sur l'opinion générale, montre très concrètement tous les paradoxes et les difficultés que doit affronter l'Eglise en Russie. Elle est évidement en phase de renaissance et de croissance, ce qui l'amène à affronter les troubles inhérents à ces périodes de transition, et cette période est loin d'être terminée. Il ne faut pas se laisser illusionner par l'ouverture d'un grand nombre d'Eglise au centre de Moscou, le chemin qui reste à parcourir sera long et périlleux, mais le mouvement ainsi lancé me semble bien aller dans le bon sens! Rappelons d'ailleurs que l'intelligentsia avait abandonné l'Eglise dès la fin du XIXe siècle et, bien que le catéchisme fut obligatoire dans les écoles, la population ne se fit pas trop prier pour suivre ceux qui voulaient détruire la religion en commençant par les églises… Là le mouvement me semble, heureusement, inverse.
(1) Allusion à l'idole de Peroun, le principal dieu des Slaves, que Saint Vladimir avait fait jeter dans le fleuve en 988, lors du baptême de Kiev.
Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 30 Janvier 2011
Published by Monastère Orthodoxe
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