INTERVIEW - Le Père Pierre Dumoulin, prêtre du diocèse de Monaco et membre de l'œuvre de Roc-Estello (France), a participé à la fondation des séminaires du Kazakhstan, de Russie et de Géorgie. Actuellement recteur de l'Institut de Théologie de Tbilissi (Géorgie), il revient sur les tensions observées au cours du voyage pontifical.
LE FIGARO.- Comment se fait-il qu'il y ait eu si peu de monde, samedi lors de la grande messe catholique dans le stade de Tbilissi?
Père DUMOULIN.- L'évêque catholique avait demandé un lieu plus fermé et plus petit pour la célébration, mais cela a été refusé et on a imposé un stade de 27.000 places que nous ne pouvions pas remplir avec nos fidèles qui viennent de zones éloignées et pauvres, ne pouvant souvent même pas se payer le voyage. La plupart des médias géorgiens ont boycotté l'annonce de la visite du pape jusqu'à quelques jours de cette visite. L'Église orthodoxe a clairement dit aux fidèles qu'il est impossible de prier avec des catholiques et donc qu'il ne fallait pas venir à la messe célébrée par le Pape. Elle a retiré sa délégation quelques jours avant la célébration, comme elle l'a fait pour sa participation au concile pan-orthodoxe. Certains catholiques ont reçu des menaces de perdre leur emploi s'ils ne venaient pas au travail ce samedi. De plus le pape est venu en juin en Arménie et les catholiques Arméniens de Géorgie avaient fait un effort pour aller le rencontrer à Gyumri, ce qui était plus proche pour eux que Tbilissi!
Comment expliquez-vous le peu d'enthousiasme populaire - à l'exception évidemment de la minorité catholique - rencontré par le pape François en Géorgie?
Il faudrait ne pas oublier l'accueil chaleureux des catholiques Assyro-Chaldéens, vendredi, jour d'arrivée du pape en Géorgie. Samedi, les catholiques ont accueilli le pape avec grande joie, et il le leur a bien rendu, dans un dialogue merveilleux à la cathédrale catholique de Tbilissi, fait sans notes, directement: s'adressant à un séminariste, puis aux religieux, à des couples et aux fidèles présents, le pape a parlé au cœur des fidèles qui ont été émerveillés, enthousiasmés. Les Géorgiens sont actuellement en période électorale, avec une élection des députés la semaine prochaine et cela focalise les attentions, les rues sont couvertes d'affiches électorales. Il ne fait pas bon se montrer avec les catholiques si on ne veut pas avoir la puissante église nationale contre soi. De plus tout a été fait pour que le pape ne soit pas reçu comme un représentant religieux, mais simplement comme le chef d'un petit État européen sans importance, c'est ainsi que la visite a surtout été présentée.
L'Église orthodoxe est fortement nationaliste, elle joue sur ce sentiment exacerbé par la guerre et la défaite de 2008
Père Dumoulin
Pourquoi, en ce pays, l'Église orthodoxe est-elle la plus anticatholique de toutes les Églises orthodoxes du monde?
Rappelons que les mariages mixtes, entre catholiques et orthodoxes, sont interdits par l'église orthodoxe géorgienne depuis juin 2016. Elle a quitté le conseil œcuménique des églises. Elle a participé à faire échouer le concile pan-orthodoxe de Crète au printemps dernier. En septembre, et sans motivation, elle a refusé de signer l'accord théologique de Chieti en Italie sur le rôle du primat pontifical durant le premier millénaire alors que beaucoup d'autres églises orthodoxes l'ont signé. Ici, on rebaptise les catholiques avant les mariages ou avant le décès! L'Église orthodoxe est fortement nationaliste, elle joue sur ce sentiment exacerbé par la guerre et la défaite de 2008. La présence catholique, millénaire, oblige à dépasser ce sentiment national pour s'ouvrir à un contenu évangélique de la foi, à une dimension sociale et caritative, à une catéchèse et une théologie. Pour un catholique, la foi n'est pas seulement une identité, mais l'adhésion à un contenu de foi et c'est cela qui dérange. Les Géorgiens sont une petite nation, entourée de géants comme la Russie, la Turquie, l'Iran et l'Europe, ils ont peur de disparaître et de perdre leur identité propre qu'ils trouvent dans leur église nationale, avec leur patriarcat indépendant. Comme les petits enfants ont leur âge du «non» afin de se situer et de trouver leur identité propre, ainsi, sans doute, l'Église géorgienne orthodoxe se considère comme l'unique garant de l'identité nationale. Les autres églises orthodoxes, souvent plus ouvertes, sont conscientes de ce radicalisme et en souffrent, en particulier le patriarcat œcuménique de Constantinople.
Est-ce que cette visite peut toutefois faire progresser les relations entre orthodoxes et catholiques?
Sans doute pas au niveau local, mais elle a montré aux croyants orthodoxes que l'Église catholique existe et qu'elle ne peut pas être considérée comme hérétique. Pour les personnes les plus cultivées, l'attitude négative de groupuscules d'influence aura favorisé un regard bienveillant envers les catholiques mais pour d'autres, cela aura renforcé leur nationalisme étroit. La visite aura sans doute favorisé les relations entre Rome et Tbilissi, mais pas avec l'Église catholique locale. Pourtant nous, en Géorgie, nous recevons cette visite comme une invitation à poursuivre l'effort en vue de l'unité des chrétiens et la recherche de paix, malgré les discriminations dont les catholiques sont l'objet - non de la part du gouvernement, mais des personnes qui croient être fidèles à leur foi en agissant ainsi -, pour envers et contre tout, privilégier la relation fraternelle.
source : https://www.lefigaro.fr/